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Anaïs Tellenne: "Pour moi, ce film je ne l’ai jamais construit avec mon cerveau, je l’ai toujours construit avec mon cœur"

  • Bassem Branine
  • 5 mars 2024
  • 15 min de lecture

À l'occasion de la sortie en janvier du film L'homme d'argile, sélectionné à la Mostra de Venise ainsi qu'au Festival International du Film de La Roche-sur-Yon de l'année dernière, nous avons eu l'opportunité de nous entretenir avec sa réalisatrice, Anaïs Tellenne, afin de discuter du film mais également de son parcours.



Le Septième : Pourriez-vous nous décrire votre parcours avant la sortie de votre premier long métrage ?


Anaïs Tellenne : J'ai commencé par des études de théâtre, en théorie et en pratique, au lycée Molière à Paris, qui est un lycée spécialisé dans la formation théâtrale. Pour moi, cela a été un véritable électrochoc car je suis tombé sur un professeur extrêmement exigeant, notamment en termes de construction de pensée, de mise en scène, et de critique théâtrale. Donc, quand je suis sorti du lycée, j’avais pour ambition d’entrer dans la Comédie Française car ce qui me plaisait beaucoup, c’était l’idée de servir de grands auteurs et de faire partie d’une maison comme celle-ci. Mais bon, la vie en a décidé autrement et finalement j’ai intégré le Théâtre National de Nice où j’ai fait mes premiers pas en tant que comédienne.


Après, j’ai voulu tenter ma chance devant la caméra, donc je suis revenu à Paris et là on va dire que j’ai plutôt déchanté, c’était une époque avant MeToo etc., et je jouais dans des films qui ne m'allaient pas forcément que ce soit en termes de scénario, de rôles que l’on me proposait, il y avait un truc qui faisait que je n’étais pas complètement épanouie, j’étais toujours dans le rôle de la p’tite brune sympa… mais, par ailleurs, je m'intéressais énormément aux plateaux et en parallèle, en autodidacte et dans mon coin, je me passionnais pour l’écriture de scénarios. J’ai d’abord tourné deux petits courts métrages que j’ai auto-produits avec mes économies, et plus cela allait et plus je me rendais compte que je n’étais pas du bon côté de la caméra, que c’était vraiment cela que je voulais faire. Un jour, en rejoignant un tournage sur lequel j’allais travailler en tant que comédienne, je me suis faite renverser par un scooter, devant le camion loge, ce qui fait que j’ai subi un très gros accident qui fait que cela a été pour moi le moment de ma reconversion, parce que j’ai été hospitalisée, après j’ai eu de la rééducation et surtout j’ai touché des indemnités qui m’ont permis de me mettre en stand by.


Lors de cet accident je me suis dit que je vais me servir du moment où j’étais alité et que j’avais des sous d’avance pour écrire mon premier court métrage produit, et je vais essayer de trouver une maison de production, d’avoir le CNC, d’avoir une chaîne de télé… Et, ma foi, cela s’est passé comme selon mes petits plans ! J’ai fait un premier court métrage qui s’appelle 19 juin. J’avais repéré Raphaël Thiery dans Rester vertical d’Alain Guiraudie et je m’étais dit « mais il est incroyable et il faut absolument que je tourne avec lui ». Pour ce premier court métrage, en rôle qui pouvait lui aller, j’en avais un tout petit, c’est donc un film historique sur George Sand, et je n’avais à lui offrir que le rôle du déménageur de piano de Chopin. Mais qui ne tente rien n’a rien, je lui ai envoyé le scénario et cela était une occasion pour que l’on se rencontre. J’avais un peu peur, parce qu’il venait de passer à Cannes, donc je ne savais pas s’il allait répondre. Il m’a répondu une semaine après, en me disant « le rôle est un peu petit, mais je ne vais pas laisser Chopin dans la merde, j’arrive ! ». Notre amitié et notre collaboration ont commencé comme ça, et ce qui devait arriver arriva : tourner avec lui pendant une demi-journée ce n’était pas assez pour moi, j’ai donc fait un autre court métrage qui s’appelle Le Mal Bleu que j’ai co-réalisé avec Zoran Boukherma, Raphaël Thiéry avait le rôle principal masculin dedans. On a fait un troisième court métrage ensemble, avec Raphaël, qui s’appelle Modern Jazz, et puis au bout d’un moment on en est arrivé au long métrage avec L’homme d’argile.


©Caméra Subjective


S : Votre parcours semble avoir été parsemé d'énormément d'inattendus qui vous ont conduite à devenir réalisatrice.


A.T : Je suis d’accord avec vous, c’est inattendu, mais en même temps, je pense que fondamentalement, à un moment donné de ma vie, j’ai compris que je n’allais jamais être heureuse en tant que comédienne, que ce n’était pas ma place. Pour le reste je ne peux par contre pas parler d’inattendu, parce qu’il faut avoir tellement de volonté pour faire des films, qu’il s’agit alors plutôt d’une volonté farouche de passer absolument derrière la caméra pour ne plus jamais m’y retrouver devant.


S : C’est la détermination qui fait que ça arrive un jour ou l’autre.


A.T : Oui, je pense que c’est la clé pour ce métier. Il n’y a que la volonté, c’est vraiment la plus grande arme. C’est de se dire « est-ce que tu le désires au plus profond de ton cœur ? », parce que c’est tellement dur, on s’en prend tellement plein la tronche, qu’il faut vraiment être accroché à cette volonté et à ce désir.


S : Quelles ont été les personnes qui vous ont inspiré à faire du cinéma ?


A.T : Je pense d’abord à ma mère parce que pendant toute ma jeunesse et toute mon enfance, elle nous montrait des films en permanence. C’est une énorme cinéphile, et du coup je pense que cela a été la première porte ouverte vers le cinéma. Par exemple, le premier film qu’elle m’a fait voir en salle c’est Peau d’âne de Jacques Demy, j’avais 6 ans, et ça avait été un choc extraordinaire et critique. Je me souviens que cela m’avait très marqué parce qu’à la fin il y avait un hélicoptère, alors qu’il s’agit d’un conte, et j’avais dit à ma mère que ce n’était pas normal, et que cela n’allait pas avec l’univers du film ! Elle m’avait répondu « mais si c’est normal ! Si le réalisateur l’a décidé c’est normal ! ». Je m’étais alors dit que c’était trop stylé de mettre un hélicoptère dans un conte et je pense que cela a été un moment clé où j’ai compris ce que c’était que de faire du cinéma, c’était la vision de quelqu’un sur un monde et ça c’est génial. Il y a eu également des figures comme Jane Campion… Parce que cela s’ouvrait de plus en plus, il y a de plus en plus de femmes réalisatrices, mais quand j’étais adolescente c’était vraiment un modèle incroyable, elle avait un parcours fou, elle avait cette Palme d’Or et surtout la vision qu’elle portait sur les histoires était vraiment du female gaze et elle m’a vraiment donné du courage à me dire que quelqu’un a ouvert la voie et que donc il est possible en tant que femme d’être aussi à ce poste. Après il y a tellement de monde et de figures qui m’ont donné envie de faire du cinéma…


S : Personnellement, je pensais également que cette envie de faire du cinéma pourrait aussi venir de votre père, car il a réalisé plusieurs documentaires, et peut-être qu'il représente une source d'inspiration pour vous.


A.T : Mon père m’a surtout appris une chose : la volonté de ne jamais lâcher, d’aller au bout des choses… C’est vraiment une valeur qu’il m’a transmise dans mon éducation.


S : Le film est énormément centré sur la perception du personnage de Raphaël, que ce soit sa propre perception de lui-même ou celle des autres envers lui. Raphaël est borgne. Dans les précédents films que vous avez faits ensemble, ce détail est absent. Une scène marquante est celle où Raphaël dit à sa mère, avec un œil en papier collé sur son œil manquant, qu'il est un paysage. À la fin, on le voit également avec deux yeux. L'usage de l'handicap de Raphaël avait-il pour but d'évoquer la perception biaisée qu'il a de sa personne ?


A.T : Complètement. Ce qu’il faut savoir, c’est que Raphaël Thiéry dans la vraie vie est vraiment borgne : il s’agit vraiment d’un rôle que j’ai fabriqué pour lui au millimètre, en m’inspirant beaucoup de lui. Au bout d’un moment, je suis arrivée avec cette proposition-là. On est beaucoup en dialogue avec Raphaël, car je n’ai pas envie de le pousser à faire des choses qu’il ne voudrait pas, etc. Je lui ai demandé ce que cela lui évoquait de construire la dramaturgie de son personnage autour de ce manque, autour de ce handicap, et ce qu’il en pensait. Il était super bouleversé, et il était vraiment pour, donc cela a été également humainement une très belle aventure, le fait que l’on travaille autour de cela. Cet œil manquant représente un tas de choses : il représente ce que vous dites en ouverture de cette question, c’est-à-dire le fait qu’il n’y voit pas tout à fait net sur sa propre personne, peut-être aussi que cela parle de ce regard très étroit, son regard est comme ça, comme avec des œillères, le panorama n’est pas large. J’aimais bien aussi la quête, c’est-à-dire qu’à partir du moment où Raphaël rencontre Garance ou cette femme et lui sont en relation, il a cette envie de devenir plus beau et j’aimais bien ce que cela symbolisait aussi, c’est-à-dire l’idée de se rendre aimable, parce que je crois que quand on est amoureux, on a envie de se rendre aimable… et puis surtout que ce soit quelque chose qu’il ne s’était presque jamais autorisé à penser avant qu’elle arrive, car il ne remettait pas cela en question, et à partir du moment où Garance entre dans son monde, cela devient presque une obsession l’idée d’avoir cet œil.


©Koro Films, Vagabons Films, Umedia


S : Le personnage de Raphaël n'est d'ailleurs pas non plus quelqu'un de malheureux dans la vie : il aide sa mère, il a une amante... il n'est donc pas dans une situation de vie très compliquée.


A.T : Oui, complètement. Je n’avais pas envie de tomber dans l’habituel misérabilisme de certains récits où tout d’un coup, la personne au début n’a rien, elle est malade, elle est pauvre, elle est malheureuse, mais heureusement l’adjuvant arrive et tout change… Je déteste le misérabilisme et moi j’aimais bien me raconter que c’est comme dans nos vies parfois : on n’est pas spécialement déséquilibré, ni malheureux, ni quoi que ce soit, cela se passe uniquement sur un autre plan la rencontre. Je ne voulais pas que Garance soit une sauveuse, ce n’est pas une sauveuse, elle ouvre des portes.


S : Je suis d'accord et d'ailleurs on sent donc que vous reprenez des motifs de conte, mais vous allez au-delà du conte, il n'y a vraiment pas le misérabilisme du conte. Cela n'est pas comme dans Cendrillon, par exemple, où le prince sert à sauver le personnage.


A.T : Pour moi, là où réside le conte, c’est dans certains motifs, avec le gardien amoureux de la grande artiste contemporaine. Donc, il y a une différence de classe sociale entre eux, mais finalement, par le fait qu’ils soient tous les deux artistes, cela éclate toutes les barrières entre eux, et ils sont sur une sorte de pied d’égalité. D’ailleurs, dans l'un des plans du film où Raphaël est au jet d’eau en train de se laver le visage, et Garance est au balcon en train de fumer sa cigarette, quand on raccorde en plan large, on voit que le balcon n’est pas du tout haut contrairement aux images que l’on a dans, par exemple, Roméo et Juliette, etc. Ils sont quasiment au même niveau. J’aimais bien montrer que ce n’est pas là non plus que se passe l’histoire, que ce n’est pas là non plus que cela m’intéresse, c’est encore au-delà.


S : Le film aborde ainsi le thème d'un homme devenant la muse d'une artiste. Avec les diverses collaborations que vous avez eues avec Raphaël Thiéry, pourrait-on dire que le film reflète votre perception de Raphaël Thiery, étant donné qu'il s'agit de la manière dont vous le voyez (comme le dit Garance, « c'est pas vous, c'est ce que vous m'inspirez ») ? Peut-on le considérer comme votre muse ?


A.T : Oui, je pense que d’une certaine façon, Raphaël est vraiment pour moi une grande source d’inspiration, donc oui, bien évidemment. J’ai fait plusieurs courts métrages avec lui, j’ai fait ce long métrage, donc j’ai une forme de passion en la matière pour Raphaël. Je ne dirais pas qu’il est une muse comme il l’est avec Garance dans le film, parce que tout est fait dans la confiance, tout est fait dans l’échange, donc je ne lui vole jamais rien qu’il ne veuille me donner, tout est consenti entre nous, et puis on n’est pas amoureux, donc il n’y a pas ce rapport là entre nous… Mais oui, c’est une forme de muse. De toute façon, je pense que lorsque l’on est auteur-réalisateur, et lorsque l’on écrit un scénario, c’est le cas pour Emmanuelle Devos, par exemple, elle m’inspirait avant que je ne lui propose le rôle. Je pensais à elle en écrivant et, je parle pour moi, je ne parle pas pour les autres réalisateurs, mais les acteurs me donnent énormément envie d’écrire car on peut avoir envie de filmer des physiques, des façons de parler, des façons de bouger, donc les acteurs et les actrices sont un peu des muses.


S : Le film m'a beaucoup rappelé Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, qui explore également cette notion, à savoir la perception de quelqu'un envers sa muse et comment cela se reflète dans l'art. Ce que je trouvais d'ailleurs très beau, c'est que Garance sculpte l'argile à la main. On dirait que les sentiments qu'elle éprouve envers Raphaël s'imbriquent dans sa manière de sculpter, dans sa manière de représenter son corps.


A.T : Oui, complètement. La place de la statue dans la dramaturgie, je l’ai vraiment pensée comme un triptyque amoureux : cet objet qui est entre eux reçoit d’une part et d’autre la libido de chacun, parce que Raphaël se projette, comme c’est une copie conforme de son corps, il s’imagine que c’est lui qui est caressé, et elle, je crois que d’une certaine manière, pour le sculpter comme elle le sculpte, avec autant de sensualité, en construisant son personnage, je me suis dit qu’il y a une forme de libido qu’elle transforme et sublime et qui devient la statue. D’ailleurs, j’aimais bien le fait que l’objet soit très chargé des deux désirs qui se rencontrent.


S : La scène d'amour à la fin du film est, d'une certaine manière, la concrétisation de cette charge de libido dans la statue. Lorsque Raphaël vient voir Garance entièrement enduit d'argile et qu'il l'embrasse, la caresse, on observe l'argile se répandre sur la texture de la robe de Garance...


A.T : Oui, complètement. C’est sa déclaration d’amour aussi à Raphaël. Il ne le dira jamais avec des mots, alors il le dit de manière symbolique, en montrant à Garance qu’il sait que l’art est au-dessus de tout pour elle, alors il est capable par amour de prendre la place de cette œuvre.


©Koro Films, Vagabons Films, Umedia


S : La sensation est très présente dans votre film, que ce soit à travers la façon dont Garance crée sa statue, où l'on entend fortement le bruit de l'argile lorsqu'elle la manipule, ou encore par la musique de Raphaël. De plus, le rapport entre les personnages du film se manifeste principalement à travers le regard et le jeu, et moins par le dialogue. Vous faites également référence au Golem au début du film, une créature issue de la littérature talmudique façonnée à la main avec de l'argile. Avec ce film, aviez-vous l'intention de revenir à l'aspect primal de l'Homme, souvent qualifié de vrai et de pur, et qui est en lien étroit avec son corps et la terre dans sa façon d'interagir et de créer ?


A.T : Pour tout vous dire, cette mythologie juive, qu’est le golem, elle m’a complètement servi de « tuteur » dans l’écriture du film en me disant que c’est passionnant. Cette histoire de ces quatre rabbins qui, dans un mélange d’eau et de terre, vont former cet immense colosse qui, au départ, est dépourvu de libre arbitre et sur son front est marqué en hébreu émet ce qui veut dire « vérité », et puis évidemment le colosse en argile veut son libre arbitre donc il se rebelle et devient incontrôlable, alors nos quatre rabbins sont bien embêtés, et la solution qu’ils trouvent après que le golem ait fait moultes destructions, c’est de lui retirer le « e » sur son front, changeant le mot en met, qui veut dire « mort », et il retourne à la poussière. Je me suis alors dit que c’était super intéressant et d’une certaine façon l’Homme d’argile s’inspire de cela, Garance le fait renaître à lui-même. C’est l’histoire d’une émancipation à 60 ans pour Raphaël, et donc il y a cette nouvelle vie en lui qui surgit au fur et à mesure. Ce qui me tenait à cœur, c’était que au fur et à mesure que la statue avance, le parcours du personnage avance. Il y avait tout un jeu de miroir avec ça et je pense que la thématique de fond, en tout cas selon mon avis personnel, c’est que l’art sauve, l’art reconstruit, et l’art est extrêmement salvateur.


S : Ce qui est d’ailleurs intéressant c’est que à la fin, lorsque Raphaël vient voir Garance entièrement rempli d’argile, c’est comme si l’œuvre prenait vie, comme un golem.


A.T : Complètement.


S : On sent également que ce qui vous intéresse c’est le rapport très primaire, très « vrai » qu’à l’homme dans sa manière de s’exprimer corporellement ainsi que dans sa manière de créer, en façonnant la matière et la touchant comme il est possible de toucher un corps.


A.T : Ah oui ! Le film parle de matière palpable, et c’est un film dans sa fabrication même, j’ai voulu faire quelque chose de très palpable au niveau de l’image, au niveau des effets. Moi je suis une fervente supportrice de l’effet plateau, parce qu’à notre époque on ne fait plus que des effets en post-production et j’aime énormément l’idée de pouvoir toucher les effets qui sont fabriqués dans le film, que ce soit toutes les météos, toutes les pluies, les vents, les nuits, elles sont américaines, elles sont donc fausses… il y avait une envie, comme disent les américains, très « craft » dans ce film là, que l’on ait la sensation presque de toucher le film. Ma joie dans la fabrication elle est là-dedans, sur comment on va créer de nos mains des effets et comment on va rendre palpables les choses parce que je crois que j’ai très peur du monde dans lequel on s’enfonce qui est extrêmement virtuel où il y a de moins en moins de matériel ou même tout nous incite à trier les maisons, à jeter les objets, à posséder le moins possible, et j’ai très peur de ça, je n’aime pas du tout ça. Par exemple, l’intérieur chez la mère de Raphaël qui est plein d’objets etc. Quand j’en parlais avec la cheffe décoratrice je lui disais que sur la table il y avait cette toile cirée qui se trouve chez les vieilles personnes ou lorsque l’on pose l’avant-bras ça colle un peu. Ce sont des détails comme ça et je me dis « est-ce que tout cela va complètement disparaître ? Est-ce que ces petits bibelots qui prennent la poussière et qui témoignent de souvenirs et qui témoignent d’une vie vont disparaître ? ». J’avais envie de retenir cette espèce de monde englouti aussi dans le film.


©Koro Films, Vagabons Films, Umedia


S : Votre manière de percevoir le cinéma avec son aspect palpable me fait beaucoup penser au cinéma de Bertrand Mandico.


A.T : Ah oui, j’adore Bertrand Mandico. Pour moi, le cinéma, évidemment, c’est que l’on me raconte des histoires, mais ce n’est pas le plus important. C’est surtout qu'on crée des mondes, et qu'on plonge les spectateurs et les spectatrices dans des mondes, et j’ai énormément de respect pour son travail parce que quel univers il nous crée à chaque fois ! C’est magnifique ! Donc j’ai un respect total et une admiration pour son travail.


S : Le tournage du film s'est fait dans le Morvan. Vous expliquez sur France Culture que lorsque vous faites un film sur une région, vous avez le désir de montrer la population locale. Vous dites même que le Morvan est une « prolongation » du corps de Raphaël Thiery. Raphaël Thiery expliquait également dans cette même interview que son personnage est « inspiré de l’environnement dans lequel il vit au quotidien. Des Raphaël, j’en connais et j’en connais dans les villages d’à côté ». On voit également certaines habitudes de gens que l’on ne montre pas forcément au cinéma, comme la mère de Raphaël qui regarde son programme habituel (avec la musique de Claude Barzotti), la postière, sa Kangoo... Tout cela est opposé au mode de vie de Garance et de son entourage, qui est très chic, très mondain. Est-ce que de manière consciente ou non vous souhaitiez montrer la réalité sociale de ces villages ?


A.T : Je ne suis pas du tout en quête de réalisme ou de naturalisme, si j’ai envie de filmer le réel, alors je ferai un documentaire, parce que la vie, les gens sont de toute façon mille fois plus forts que ce que l’on pourra écrire, moi je m’incline immédiatement. Bien sûr qu’il y a une différence sociale entre eux, bien sûr que ce sont des réalités, mais en tout cas ce n’était pas le propos du film, moi ce qui m’intéresse c’est de raconter avec sensualité ce que sont ces univers-là, et c’est au cœur de mon travail, c’est-à-dire que lorsque je choisis de filmer un territoire, pour moi il faut prendre des gens qui ont l’accent du territoire afin de le raconter réellement parce qu’un territoire ce n’est pas juste des paysages, ce ne sont pas juste des maisons, il y a des gens qui habitent dedans, ce sont des gens qui y vivent, ce sont des façons de s’exprimer, ce sont des expressions, ce sont toutes ces choses-là qui me fascinent et inversement dans le monde plus citadin et cosmopolite de Garance, c’est la même chose. Lors de l’arrivée de la Tesla, c’était hyper important pour moi que ce soit une Tesla porte papillons parce que c’est quoi la voiture nec plus ultra aujourd’hui en 2024, ce n’est plus une Porsche, ce sont ce genre de voitures. Je trouvais que confronter cela avec un château datant du XVIe siècle, je trouvais que c’était à la fois un carrosse comme dans les contes, il y avait un truc un peu magique, et en même temps cela venait confronter ce monde de vieille pierre un peu bouffé par la mousse à ce monde d’acier ultra-performant, ultra dématérialisé… c’était cela qui m’intéressait. Mes recherches sont souvent aussi visuelles et sensuelles.


S : Vous êtes donc une cinéaste du sensoriel et de la sensation.


A.T : Oui, de la sensation, et je dirai que le propre de ce que j’essaie de faire, c’est de me dire que l’on peut faire un cinéma exigeant et populaire dans le bon sens du terme, c’est-à-dire accessible à tous. Pour moi, ce film je ne l’ai jamais construit avec mon cerveau, je l’ai toujours construit avec mon cœur. Au montage, je me demandais si je regardais le film avec mon cerveau ou avec mon cœur, et si c’était avec le cerveau, je remontais la scène parce que je trouvais cela pas bon. Je trouve que dans le cinéma d’auteur, parfois il est possible d’être un peu excluant, ce qui fait que les gens sont obligés d’avoir une certaine cinéphilie, une certaine éducation à l’image pour pouvoir rentrer dans le récit, et là, j’avais envie que quiconque puisse s’approprier cette histoire, bien que je l’emmène dans un univers assez peu représenté, mais que tout le monde s’y sente le bienvenu en tout cas. C’était hyper important pour moi. Je vais faire une métaphore un peu pourrie, mais c’est comme des restaurants où on ne se sent pas le bienvenu, parce qu’on ne se sent pas assez bien habillés, parce qu’on se dit que ça va être très cher alors on n’y va pas, et puis il y a des endroits où, quoi que nous soyons, on a envie d’y entrer. J’avais envie que L’Homme d’argile soit ça aussi, que l’on s’y sente le bienvenu, je ne peux pas mieux dire.


Propos recueillis par Bassem Branine

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