top of page

Arnaud Potier sur Aggro Dr1ft "quand on regarde le film, c’est avant tout un voyage visuel. L'idée est de s'asseoir, de se laisser guider et de partir avec."

  • Bassem Branine
  • 11 oct. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 25 oct. 2024

Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Arnaud Potier, chef opérateur renommé, qui a récemment collaboré avec Harmony Korine sur son dernier film, Aggro Dr1ft. Au cours de cet entretien, nous avons exploré son parcours professionnel, et sa contribution à l'élaboration de ce projet cinématographique.



Septième : Racontez-nous votre parcours.


Arnaud Potier : Je n’ai pas fait d’études de cinéma. Je faisais de la photo depuis toujours, quand j’étais petit. Mon père était passionné de photo, donc j'en faisais très souvent avec lui. Ma mère, quant à elle, était directrice de production en publicité. Quand j’étais enfant, je l'accompagnais aux castings, je participais aux tournages… À 13 ou 14 ans, j’étais sur un plateau et j’ai vu un homme derrière la caméra. J’ai demandé à ma mère qui c’était. Comme j’aimais déjà la photo, elle m’a parlé du concept de la "photo animée", et je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. J’ai passé mon bac et, l’année où je l’ai obtenu, Louis Lumière est passé à un niveau bac+2. L’idée de faire maths sup/maths spé m’ennuyait, même si j’aimais les maths et que j’étais plutôt bon, ayant fait un bac scientifique. Je me demandais ce que je pouvais faire ensuite, et ma mère a décidé de me prendre comme stagiaire en régie. Cela me permettait d'entrer directement dans le métier et d’apprendre sur le tas, ce que j’ai fait. Je ne voulais pas m’ennuyer à faire deux ans de maths sup/maths spé alors que je savais déjà ce que je voulais faire et que j'avais une porte d'entrée dans le domaine.


J'avais aussi du mal à accepter l'idée que, même si ce n'est probablement pas vrai, ceux qui enseignent dans les écoles de cinéma étaient des personnes qui voulaient faire du cinéma ou de la télévision, mais qui avaient échoué. Je me suis demandé si, en tant qu'artiste en devenir (je ne me considérais pas vraiment comme un artiste à 18 ans), je voulais vraiment apprendre de quelqu'un qui n'avait pas réussi. J'avais peur que cela me donne des idées figées, qui seraient ensuite difficiles à déconstruire, et que je finisse par reproduire le travail de quelqu'un d'autre au lieu d'apprendre de mes propres erreurs.


J’ai donc décidé de devenir stagiaire en régie, tout en bas de l’échelle de la caméra. Comme je transpirais l’envie de faire de la caméra, j’ai rapidement été intégré à une équipe caméra. J’ai travaillé sur des publicités, des longs métrages, etc., jusqu'à ce que je réalise mes premiers courts-métrages en tant que chef opérateur. À l’époque, il n’y avait pas de vidéo, tout se faisait en pellicule. Comme je n'avais pas suivi de formation académique, je tremblais presque en manipulant le diaphragme avec ma cellule. J’ai fait des erreurs, mais j’ai aussi fait des choses superbes, et c’est ainsi que j’ai commencé à apprendre.


S : Avez-vous été inspiré par des chefs opérateurs, des réalisateurs ou des films en particulier ? 


AP : Je fais partie d’une génération peut-être plus marquée par la culture du cinéma anglo-saxon que par la culture française. Dans les années 60-70, le cinéma français, notamment sur le plan visuel, était incroyable, c’était vraiment l’âge d’or. Mais à partir des années 80-90, on s’est un peu perdu, et comme je suis de cette génération, je me suis davantage tourné vers le cinéma américain. J'étais très fan de Harris Savides, qui, pour moi, parvenait à créer des images fascinantes avec très peu de moyens. Il y a un mois, j’ai eu la chance de faire une publicité aux États-Unis avec Gus Van Sant. Nous avons travaillé ensemble pendant trois semaines, et j’en ai profité pour lui poser plein de questions sur Harris Savides. Il m’a raconté que pour Elephant, ils n'ont utilisé qu'un seul objectif pour tout le film, sans aucun projecteur. J’ai trouvé ça fascinant. La capacité de Savides à passer d’un film aussi arty qu’Elephant à la direction photo d’un film comme Zodiac de David Fincher démontre, selon moi, qu’il s’agit d’un véritable génie de l’image.


S : Il a réussi à travailler l’image et à s’adapter en fonction du réalisateur avec lequel il collabore.


AP : Il travaille davantage au service d’un film qu’au service d’un réalisateur. Je trouve intéressant de regarder un film sans nécessairement savoir qui est derrière la caméra, alors qu'il y a des directeurs de la photographie dont on reconnaît immédiatement la patte, même si c’est très beau et très bien réalisé. Mais savoir travailler uniquement pour le film, le scénario, les acteurs, c’est ce qui est incroyable. De mon côté, je ne suis même pas sûr d'y parvenir ; je ne pense pas encore être à ce niveau-là.


S : Pourtant, avec Aggro Dr1ft, on sent que vous vous êtes véritablement mis au service du film et que vous vous êtes adapté à la vision de Harmony Korine.


AP : Aggro Dr1ft est vraiment un film très à part. J’ai travaillé avec Harmony sur plusieurs publicités auparavant ; nous nous entendons bien et nous parlons souvent. Au début, il voulait collaborer avec Benoît Debie, qui est un type génial, mais il n’était pas disponible. Comme Harmony avait une fenêtre de tir très courte pour tourner le film, il m’a proposé le projet, et j’ai accepté. Il m’a alors demandé de créer une identité visuelle que personne n’avait jamais explorée. D’ailleurs, avez-vous vu le film ?


S : Oui, et si je puis me permettre un petit commentaire, on ressent que le film possède un nouveau langage. Il s’agit d’un OFNI qui surgit de nulle part, en plus d’être une véritable proposition cinématographique. On a l’impression que, depuis la création de EDGLRD, Harmony Korine cherche réellement à inventer le cinéma du futur, le cinéma de demain.


AP : Oui, je pense. Le procédé de ce film lui a ouvert l’esprit en tout cas. Au départ, quand il m’a appelé, il m’a demandé de trouver une idée visuelle que personne n’avait encore explorée. J'ai passé deux semaines à Los Angeles, à tester des équipements chez KESLOW LA, un loueur de caméras. J’ai fait venir des filtres depuis l’ouest des États-Unis pour expérimenter avec la lumière infrarouge, et j’ai même retiré des filtres OLPF, qui protègent le capteur de la caméra des rayons ultraviolets et infrarouges. J’ai réussi à obtenir des résultats intéressants, mais je n’étais pas encore satisfait. Je lui envoyais mes travaux, il trouvait cela génial, trouvait le processus très intéressant et m’encourageait à continuer. Puis, un soir, alors que j’étais chez moi à LA, j'ai eu envie d'aller encore plus loin et j'ai décidé de tester les caméras thermiques. Je fais des recherches et, grâce à un des loueurs de caméras, je récupère le contact d’un spécialiste des caméras utilisées par l’armée et la NASA, mais qui ne travaille pas dans le cinéma. Je l'appelle en lui expliquant que j’ai un projet de film indépendant et que j’ai besoin de tester des caméras. Je lui demande s’il serait possible de me prêter une caméra qui n'est pas disponible sur le marché, afin d'obtenir une qualité supérieure. Il accepte de me prêter une caméra. Pendant une semaine, je fais des tests chez moi avec mes enfants et je réalise différents films. J’envoie tout à Harmony, mais ce n’est toujours pas ce que je cherche. Soudain, j’ai une idée. Ce qui me gênait, c’est que les images infrarouges, tout le monde en a déjà vu et je me suis dit que cela ne suffirait pas. Quand on filme entièrement en infrarouge, on ne voit pas les détails des motifs sur les vêtements, les meubles, partout en fait. Il me fallait donc des détails supplémentaires. J’ai eu l’idée de créer un rig 3D où, avec deux caméras, je filme exactement la même image : j’avais donc la caméra infrarouge et une ALEXA, à travers un prisme à 45° sur un miroir. Les deux caméras filmaient exactement la même image, donc j’ai dû adapter l’ALEXA, car il n’y avait qu’une seule optique pour la caméra infrarouge. J’ai passé trois jours à assembler le rig et les deux caméras afin que les deux images s'alignent, ce qui faisait que lorsqu’on superposait les images, on avait environ 70 à 85 % de vision thermique et un peu d’ALEXA à l’intérieur. L’ALEXA captait tous les détails que la caméra thermique ne donnait pas, comme les motifs sur les visages, les draps, etc. Quand j’ai envoyé ce test à Harmony, il m’a dit qu’il n’avait jamais vu quelque chose d’aussi dingue et qu’il souhaitait partir là-dessus. C’est ainsi que nous avons commencé.


©EDGLRD


S : Vous avez donc combiné deux caméras en une seule


AP : C’est ça. J’ai combiné deux caméras pour que le réel réapparaisse dans l’image thermique et pour ramener tous les détails de la peau, du visage, etc. La plupart des gens ne le savent pas, mais ce n’est pas seulement de l’infrarouge. Et tout était à l’épaule, ça pesait 30 kg, et j’ai cadré toute la journée avec cette double caméra.


S : On peut dire que vous avez créé un nouveau dispositif de prise de vue.


AP : C'est exact, je n'ai pas de souvenirs d’avoir entendu parler d’un procédé similaire.


S : L'idée de l'infrarouge était donc la vôtre.


AP : C’est ça, c’était mon idée. Harmony cherchait une image et m’a encouragé à créer quelque chose. Je lui ai proposé cette idée, et elle correspondait parfaitement à l’esthétique qu’il voulait, un peu « jeu vidéo ».


S : Quelles étaient les méthodes de travail d’Harmony Korine ?


AP : Une fois que nous avons établi le look du film, nous avons consacré une période aux tests. Nous avons fait venir les caméras, sommes partis à Miami avec le matériel, et avons passé une semaine à tester différentes choses, car il y avait beaucoup de nouveautés ; c’était comme un laboratoire. Nous avons testé ensemble des éléments, comme, par exemple, la façon de montrer le sang : le vrai sang est chaud, mais le faux sang ne l'est pas. Nous avons donc utilisé de l'eau froide pour créer cet effet. Ce rapport entre le chaud et le froid a donné quelque chose d'assez intéressant, ce qui explique, par exemple, pourquoi il y a des glaçons dans une scène.


Il y avait donc une grande part de tests. Ensuite, Harmony est quelqu’un d’assez instinctif ; il crée beaucoup sur le moment et laisse une grande liberté pour le cadrage et l’organisation des scènes. Il réagit aux situations et communique beaucoup avec les comédiens, mais pour ce qui est de l’aspect visuel, il m’a laissé une certaine liberté, tout en donnant de temps en temps quelques idées.


S : Il prend donc le meilleur de chacun et en fait son film.


AP : Oui, et c’est une de ses grandes forces.


S : Cela me rappelle beaucoup ce que disait Benoît Debie dans un entretien sur le travail de Korine sur Spring Breakers. Il expliquait que ce qu'il recherchait, c'était que l'image soit « la star du film ». C'est peut-être pour cette raison qu'il laisse autant de liberté à son équipe et à ses chefs opérateurs.


AP : C’est pareil pour Aggro Dr1ft : quand on regarde le film, c’est avant tout un voyage visuel. L'idée est de s'asseoir, de se laisser guider et de se laisser emporter. Je l’ai vu deux fois au festival de New York, et certains spectateurs partaient au bout de 20 minutes, car c’était trop intense pour eux. Mais d’autres restaient, et c’est ça, le cinéma d'Harmony. Son objectif n'est pas de plaire à tout le monde, mais à un public spécifique. Il ne fait pas du cinéma mainstream.


S : Pourtant, c’est quand même fou de penser que, malgré son cinéma de niche et très clivant, il a réussi à se faire une place au cœur du système hollywoodien. Il a travaillé avec des marques prestigieuses comme Gucci ou Supreme, et avec des artistes comme Rihanna et Travis Scott…


AP : Ses pubs pour Gucci sont très intéressantes, il fait aussi de la photo… C’est parce qu’il a un détachement qui peut susciter l'envie. Son détachement lui donne une véritable puissance créative que les autres apprécient et dont ils ont besoin. Je pense que c’est sa véritable force.


S : C’est une sorte d’éponge qui génère des idées de manière spontanée et sans prise de tête, ce qui explique pourquoi ceux qui collaborent avec lui souhaitent souvent retravailler avec lui. Il a collaboré plusieurs fois avec Gucci, avec Travis Scott… D’ailleurs, comment s'est passée votre collaboration avec Travis Scott pour l’élaboration du film ?


AP : C’était super ! Nous avons été agréablement surpris par son niveau de jeu, car nous ne l’avions jamais vu jouer auparavant. Il y avait beaucoup d’improvisation dans le texte ; tout n’était pas écrit, et Travis a été excellent. Il était extrêmement disponible, hyper sympa, très professionnel… Il a vraiment été au top.


S : Et avec Jordi Mollà ?


AP : Pareil, il a apporté plein d’idées et était vraiment fasciné par le projet. Comme vous le dites, ce film est un OFNI, presque une œuvre artistique de musée. Au départ, il devait s’agir d’un moyen-métrage, mais nous avons réalisé qu’on pouvait en faire un long-métrage, car nous avions suffisamment de matériel. Tout le monde était un peu halluciné par ce que nous étions en train de faire, sans vraiment comprendre. Lors des playbacks, on ne pouvait pas voir les deux images ; on ne regardait que les images de la caméra thermique, donc tout le monde se demandait ce que nous étions en train de faire. Jordi faisait partie de ceux qui étaient intrigués par ce processus. Je me mets à sa place, mais le fait d’avoir un masque pendant la moitié du film l’a amené à utiliser son corps de manière différente. Le body langage devait être plus développé que la parole puisque tout était en voix off, donc j’imagine que cela devait être assez intrigant pour lui.


©EDGLRD


S : Je rebondis sur ce que vous avez dit : on a effectivement l'impression qu'Aggro Dr1ft est une œuvre conçue pour un musée ou une exposition. Korine a d’ailleurs réalisé une exposition temporaire avec des peintures inspirées du film. On sent que vous l’avez créé comme une pièce artistique d’exposition, plus qu’un film destiné à passer au cinéma.


AP : Bien sûr, je pense qu’à ses yeux, il s’agit d’une œuvre d’art.


S : Il y a une grande place accordée aux IA dans le film. Avez-vous également travaillé avec les IA ?


AP : Pas du tout. Harmony a voulu intégrer les IA parce qu'il considère que c'est l'avenir du cinéma. Il a donc décidé de les inclure, car cela correspondait parfaitement à l'histoire que nous racontions. Il a un post-producteur spécialisé dans les IA, Joao Rosa, qui travaille beaucoup avec lui chez EDGLRD et qui s’en est occupé. Harmony m'envoyait parfois des clips pour me demander ce que j'en pensais, et c'était plutôt amusant de les voir.


S : Quels sont vos projets futurs ?


AP : Je suis censé commencer un long métrage aux États-Unis dans trois semaines, réalisé par Jody Hill, qui a également réalisé la série Eastbound & Down (intitulée Kenny Powers en version française). Il a plutôt un background de comédie très décalée et noire, mais il souhaite ici faire un drame un peu sombre. Ensuite, j’ai un projet avec des réalisateurs avec qui je travaille en publicité, qui vont réaliser leurs premiers longs métrages. Et bien sûr, il y aura aussi des publicités, car c'est ce qui nourrit ma famille entre les films. La chance de faire les deux, c'est que je ne suis pas obligé d'accepter n’importe quel film pour subvenir aux besoins de ma famille ; je peux me permettre d’attendre le bon projet tout en continuant à faire de la publicité. Cela me permet de rencontrer des gens et d’acquérir de l’expérience. Il y a longtemps, on pensait que les réalisateurs de publicités ne pouvaient pas faire de longs métrages ; maintenant, c’est différent. Aujourd'hui, une solide expérience en publicité est un atout précieux lorsqu’on change de support.


S : Cela va-t-il vous dépayser de passer d’un film en infrarouge à un film un peu plus « classique » ?


AP : J’ai tourné pas mal depuis, mais c’est sûr que c’est bien de revenir à quelque chose de plus traditionnel.


Propos recueillis et rédigés par Bassem Branine

Comments


bottom of page