Dans le cadre de la rétrospective Chantal Akerman – cycle 1
L’intérêt de cette récente rétrospective dédiée à Chantal Akerman, c’est qu’elle permet de remettre en perspective la carrière d’une autrice, d’y ajouter des éléments qu’on ne retrouve pas forcément dans son œuvre majeure, à savoir l’excellent Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, et ainsi de pouvoir nuancer l’approche de sa filmographie.
Golden Eighties représente un élément d’analyse intéressant à aborder, car sa conception du cadre filmique est aux antipodes de celui de Jeanne Dielman. Si ce dernier opte pour un vide spatial mettant en exergue le passage lent du temps et affirme davantage la rigidité de l’environnement qui entoure sa protagoniste, Golden Eighties va au contraire prendre le parti du cadre qui déborde. Les personnages affluent, marchent, courent dans tous les sens, ils s’empilent quasiment les uns sur les autres, ce qui peut s’expliquer par la réduction de l’espace filmique en un seul lieu géographique (à savoir : une sorte de centre commercial souterrain). Le film assume ce parti pris dès son premier plan où, la caméra tournée vers le sol, nous sommes témoins d’une multitude de déplacements de pieds qui remplissent le cadre de toute part, qui lui enlèvent sa rigidité et donnent du mouvement à l’image. Cet espace mouvant, ce va-et-vient incessant des différents personnages illustre la circulation massive de la parole (dans la mesure où le mouvement est motivé par un besoin irrépressible de parler), et plus particulièrement de la rumeur. Car oui, Golden Eighties est un film de rumeurs, où chaque évènement, aussi banal soit-il, est épié, sa signification surinterprétée, propagée ou alors chantée. Ce qui intéresse Chantal Akerman, ce ne sont pas tellement ces évènements mais la transition entre deux états : celui d’un évènement privé, réservé à une échelle limitée de regards, à un Évènement public, où une personne extérieure en devient le témoin et participe à la circulation de la Rumeur. Et quelle circulation ! Le mot n’a jamais été aussi bien employé pour un film : on passe du salon de coiffure au bar, du bar au magasin de vêtements, du magasin de vêtements au cinéma, et ainsi de suite.
C’est dans cette circulation de la Rumeur par les personnages sur leur lieu de travail que le talent de mise en scène d’Akerman se révèle. La caméra ne se contente pas seulement d’accompagner ce va-et-vient, elle va faire plus, elle va le rythmer, lui donner une logique de gradation à la fois spatiale (puisque de plus en plus de personnages viennent se rajouter à la foule) et sonore (la musique surgissant de cette euphorie populaire, de l’excitation du tumulte). En cela, le choix de la comédie musicale est pertinent, car le genre va permettre d’illustrer l’effervescence que l’Évènement produit, son rythme grandiloquent et son interprétation particulière par chaque groupe de personnes (le groupe de flâneurs ne va pas chanter de la même façon que le groupe de coiffeuses par exemple). Il va aussi permettre de sous-entendre la présence flottante de la pré-Rumeur dans l’environnement, attendant seulement un support vocal pour pouvoir se propager : dans les scènes du salon de coiffure, il y a sans cesse une musique ambiante produite par les objets du quotidien de ce lieu, laissant présager une scène musicale, mais qui ne se concrétise en réalité qu’à certains moments, quand la Rumeur trouve son support matériel.
Cette mise-en-scène de l’espace va rejoindre la mise-en-scène du regard et de la parole pour former un Tout visuel extrêmement cohérent et soulignant l’importance non pas de l’Évènement mais de ce qui peut en être dit : avant que nous puissions assister à l’incident, la réalisatrice choisit de tourner sa caméra vers un groupe de personnes qui le commente passionnément. Cela va renforcer l’ambiance voyeuriste dans laquelle les différents personnages sont baignés et va nous placer en spectateurs de ceux qui assistent au spectacle : le voyeurisme se trouve donc dédoublé, il est à la fois dans et devant l’écran.
Si la mise en scène de l’Évènement-privé-devenu-public est excellente, elle noie néanmoins dans son principe d’autres scènes, dont celles d’évènements « simplement » privés. Akerman choisit de multiplier les intrigues, sans doute pour multiplier les possibilités de Rumeurs, mais ce faisant elle tombe dans un piège. En effet, cela fausse le rapport entre certains personnages, car chaque échange se trouve pressé par le besoin d’en filmer un autre : il est alors dénaturé et on ne réfléchit pas assez sur sa fausse naïveté. Cela perd le spectateur dans un gloubi-boulga de paroles parfois inintéressantes, ce qui l’amène à penser que le kitsch des scènes musicales (qui sont le produit de ces mêmes paroles) est gratuit et insignifiant. Le film aurait peut-être gagné en efficacité en réduisant certaines scènes de discussions privées pour davantage se concentrer sur leur potentiel voyeuriste et travailler d’autant mieux le fameux passage d’états des évènements.
Par Aristão de Souza Barrozo
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