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Gladiator II de Ridley Scott : Ad Vitam Æternam

  • Bassem Branine
  • 22 nov. 2024
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 29 déc. 2024

Réaliser la suite d’un film qui se suffisait à lui-même est un pari audacieux, et s’attaquer à un film culte relève de l’exploit. Cumuler ces deux défis semble presque irréalisable. C’est pourtant ce qu’a choisi de relever Ridley Scott. À 86 ans, le réalisateur s’aventure à exhumer l’un des monuments de sa filmographie, Gladiator, pour en offrir une suite sobrement intitulée Gladiator II. Ce second opus, tel qu’annoncé dans les diverses bandes-annonces, pouvait s’apparenter à une simple redite du premier. Se déroulant seize ans après les événements de son prédécesseur, il suit l’histoire de Lucius, incarné par Paul Mescal, qui, exilé en Numidie, voit son village anéanti par le général Marcus Acacius, joué par Pedro Pascal. Il est alors condamné à se battre en tant que gladiateur, ce qui le propulse à marcher sur les traces de son père, Maximus.



Clarifions d’emblée : Gladiator II reprend certains éléments de son prédécesseur, notamment sa structure narrative, mais s’en émancipe sur bien des aspects, tant sur le plan thématique que dans sa mise en scène.


Outre les intrigues politiques et l’extraordinaire performance de Denzel Washington dans le rôle de Macrinus, le film transcende ces éléments narratifs pour offrir une réflexion introspective sur la quête d’un paradis dans un empire en déclin, tout en questionnant la notion d’éternité. Contrairement au premier Gladiator, où cet au-delà était symboliquement atteint, ici, il demeure insaisissable, une aspiration perpétuelle qui hante chacun des personnages, à commencer par Lucius. À l’opposé de Maximus, qui, dans le premier opus, ancrait sa recherche du paradis dans des représentations tangibles et matérielles — comme le montre les ornements sur son plastron représentant sa maison, ses pins, sa famille et ses chevaux — Lucius, quant à lui, reste en quête d’un idéal qu’il n’a pas encore défini. Cette différence fondamentale s’illustre dès la première image du film : un insert sur ses mains plongeant dans un sac rempli de graines de blé, une scène en contraste direct avec l’ouverture de Gladiator, où la main de Maximus effleure un champ de blé. Ce paradis, Lucius l’entrevoit brièvement dans une séquence d’une beauté onirique, dont l’esthétique gothique évoque celle de Prometheus et rappelle des œuvres telles que La Solitude de Thomas Alexander Harrison. En plein cœur d’une bataille épique, il aperçoit une vision de sa défunte épouse, emportée par deux figures encapuchonnées sur les eaux du Styx, une image qui revient de manière récurrente tout au long du film mais demeure dépourvue de finalité. Placé entre réalité et au-delà, dépouillé de toute identité et d’attaches personnelles, Lucius n’est qu’un instrument au service de Macrinus, servant son ambition de pouvoir, à l’instar de David pour Weyland dans l’univers de Prometheus. Ce n’est qu’en s'imprégnant de l’héritage de son père, symbolisé par l’armure qu’il revêt, qu’il retrouve une forme d’identité. Toutefois, cette réappropriation ne constitue pas une fin en soi. Comme le souligne le dernier plan du film, la quête du paradis ne fait que commencer. Désormais imprégné de l’histoire de son père et de son grand-père, Lucius doit forger son propre chemin, concevoir son propre paradis, et écrire sa propre destinée.


Ce paradis recherché mais inatteignable représente également le rêve d’une Rome démocratique, tel que défendu par Lucilla et Marcus Acacius, qui aspirent à réhabiliter la vision de Marc Aurèle. Dans Gladiator II, les figures de Marc Aurèle et de Maximus transcendent le statut de simples protagonistes : elles incarnent une réflexion sur l’héritage et interrogent, de manière presque métafilmique, la nature même de ce que doit être une suite cinématographique. Ces personnages sont ainsi érigés au rang de mythes, à l’image du buste de marbre de Marc Aurèle qui sanctifie la base secrète des sénateurs, rappelant l’imposante statue de l’Ingénieur dans le Space Jockey de Prometheus. Cette mythification confère à ces personnages une aura quasi-religieuse, faisant de ceux qui les suivent des martyrs. Cela s’illustre particulièrement dans les morts de Marcus Acacius, transpercé par plusieurs flèches dans une scène évoquant les représentations de Saint Sébastien par Andrea Mantegna, ainsi que dans celle de Lucilla, frappée d’une flèche au cœur, qui renvoie aux représentations de Sainte Christine de Tyr par Sante Peranda. L’idéal d’une Rome démocratique, pourtant inexistant, dialogue avec les paroles de Marc Aurèle dans le premier opus : « Il y eut autrefois un rêve qui s’appelait Rome, que l’on ne pouvait que murmurer. ». Ce rêve d’une Rome idéale contraste violemment avec la décadence du règne de Geta et Caracalla, empereurs grotesques et corrompus, uniquement motivés par la guerre et la frénésie des spectacles. Ridley Scott illustre cette dégénérescence à travers les combats d’arène, qu’il dépeint avec une certaine froideur. Ces affrontements, au lieu d’être magnifiés, sont réduits à des séquences quasi-cliniques, appuyées par un montage délibérément désabusé, une marque de fabrique du réalisateur depuis The Last Duel. Scott établit alors une distance volontaire entre le spectateur et les scènes d’action. Le cinéaste joue également de manière ironique sur les attentes de son public, frustrant délibérément ses désirs spectaculaires, notamment en interrompant abruptement ce qui aurait pu devenir une bataille épique entre les armées de Rome et d’Ostie. Cette froideur s’étend également à des ajouts outranciers, comme l’introduction dans les arènes de requins ou de singes anthropophages. Ces extravagances, volontairement absurdes et anachroniques, traduisent le cynisme d’un spectacle dégénéré. Comme le souligne le critique Claude Monnier dans son analyse du film « Le Britannique ironique qu'est Scott ne peut s'empêcher de rire sous cape et de se moquer de sa propre surenchère monstrueuse. »


Au-delà de la quête d’un paradis perdu, Gladiator II se révèle être un film où le cinéaste s’interroge également sur la notion d’éternité et la manière dont elle se manifeste. Comme le souligne Marcus à Caracalla, tout est voué à l’oubli avec le temps, qu’il s’agisse des empires ou des empereurs. Mais alors, qu’est-ce qui demeure ? Il y a 24 ans, le cinéaste se posait déjà la question de ce que l’on retiendra de lui, à travers le personnage de Marc Aurèle, qui, dans un échange avec Maximus, s’interrogeait sur la manière dont il serait perçu : comme un philosophe ou un tyran ? Ridley Scott montre ici que l’éternité ne réside pas dans les choses matérielles, mais dans les représentations : que ce soit les gestes, comme ceux de Maximus avant chaque combat, repris par Lucius ; les actes, comme son passage au Colisée, gravé dans la mémoire collective malgré l’effacement de son nom sur le mur de l’arène ; ou encore les paroles, telles celles de Marc Aurèle, qui, à l’instar des vers de Virgile cités dans le film, transmettent une force et des convictions intemporelles. Tout cela n’est pas sans rappeler cette réplique culte prononcée par Maximus dans le premier opus : « Ce que l’on fait dans sa vie résonne dans l’éternité. »


Tous ces questionnements autour de l’éternité confèrent au film une dimension mystique, le hissant presque au rang d’apothéose d’un Ridley Scott en fin de carrière, qui s’interroge sur sa propre postérité et sur l’héritage qu’il laissera derrière lui. Ce questionnement se retrouve d’ailleurs dans ses œuvres les plus récentes, à l’instar de Napoléon, House of Gucci ou Tout l’argent du monde.


Bassem Branine


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