De tous les films d’Akerman, Je, tu, il, elle est sans aucun doute le plus autobiographique. La réalisatrice puise dans sa propre vie pour transformer son malheur, ses angoisses et sa solitude en une œuvre d’art.
Julie, jouée par Akerman elle-même, s’enferme dans son appartement pendant plus d’un mois après une douloureuse rupture amoureuse. Le silence et le vide ouvrent et élargissent la petite pièce. À mesure que le film progresse dans sa chambre, ses entreprises désespérées deviennent de plus en plus absurdes : changer les meubles de place, manger exclusivement du sucre en poudre… Mais certains actes témoignent de sa douleur d’une façon plus évidente : elle écrit une lettre à “tu”, qu’elle ne lui envoie jamais, comme pour garder en elle la douleur qui fera l’objet du film. L’enfermement est à la fois manifeste et psychologique puisqu’elle décide de se cloisonner dans son appartement. Dans une voix off intérieure dont les interventions sont inopinées et brèves, elle nous décrit par une ou deux phrases anesthésiées ce qu’elle est en train de faire : “J’ai mangé un peu de sucre en poudre, puis je me suis recouchée.” En effet, nous la voyons manger du sucre en poudre et se recoucher. Tout cela se fait dans une économie de mots, comme si elle se regardait en même temps que nous, misérable et nue sur son matelas au sol. Si l’on soustrait la vingtaine de phrases qui nous sont prononcées par Julie, elle est muette tout le long du film.
Le titre Je, tu, il, elle est plein de sens. Le prénom Julie concentre d’ailleurs “je”, “tu”, “il” et “elle”. Akerman joue sur les mots de son personnage qui peine à exprimer son “je”, sa perte d’intégrité et d’identité lorsque “tu” disparaît : “Je me suis écoutée respirer puis j’ai oublié de continuer ce jeu, et j’ai attendu.” Voilà comment Julie exprime subtilement son “je”. Évidemment, se désigner comme “je” en tant que personnage principal, d’autant plus qu’Akerman joue son propre rôle, revient à raconter sa propre histoire. “Je” est donc la première étape de l’épisode de la jeune femme. “Tu” est son amant perdu. Plus tard, “il” est le routier anonyme et infidèle, un passant dans son épisode et un pallier dans sa rémission dépressive. Il est sans doute le seul, avec Julie, à manifester verbalement sa solitude et son mal-être. Quant à “elle”, c’est la sauveuse, le remède à sa rupture et peut-être d’ailleurs une ouverture vers l’avenir qu’elle se refusait. Il y a une sorte de chiasme, de boucle dans la chronologie de ces personnages désignés par de simples pronoms. “Je” et “elle”, les personnages féminins, se retrouvent comme une évidence tandis que “tu” et “il” sont des personnages masculins de passage, l’un représentant le grand amour et l’autre l’amant elliptique. “Je”, Julie, existait avant “tu” et “il” et le film s’achève avec “elle”. Le seul personnage qui met fin à son errance émotionnelle, c’est “elle”
Julie soulage son chagrin presque exclusivement grâce à sa sexualité. Cependant, ce mécanisme a pendant longtemps été réservé aux hommes, dont la conception morale du désir facilite la dissociation entre relation charnelle et amour. Il est commun à toutes les époques que la sexualité à laquelle on soustrait ses attaches sentimentales soit d’un grand réconfort pour le cœur en mal d’amour. Mettre en scène une femme qui refuse de mêler amour et désir, malgré son grand chagrin amoureux, est plutôt inédit. Ceci dit, cette entreprise n’a pas de vocation polémique ou révolutionnaire, du moins, l’appréciation du film ne dépend pas de son aura politique ou féministe. Le personnage de Julie, en ayant des relations sexuelles désintéressées, notamment homosexuelles, témoigne bien plus d’une sincérité spontanée et graphique de la part d’Akerman qu’elle ne contribuerait à un manifeste. On sent que la nécessité de raconter son histoire prime sur l’aspect politique du film. Bien que sa sortie ait eu lieu en pleine révolution sexuelle et en pleine émergence de mouvements féministes radicaux, il semblerait qu’il s’agisse d’une pure expression de soi de la part d’Akerman.
Je, tu, il, elle possède une certaine noblesse au-delà de la narration. Il ne s’agit pas seulement du fait qu’Akerman, une femme, raconte sa propre histoire, ou du moins qu’elle se projette dans le personnage qu’elle décide d’incarner, mais la frontière entre graphisme, nudité, érotisme et suggestion apporte subtilité et grâce à la représentation d’une solitude comblée par l’exercice de sa sexualité.
Par Macha Mérel.
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