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Jean-Baptiste Durand sur Chien de la Casse : "Je le fais d’abord pour moi en espérant que ça touche les spectateurs, et c’est ce qui s’est passé. C’est le meilleur destin que pouvait avoir le film."

  • Bassem Branine
  • 16 mai 2024
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 janv.

Nous avons eu le privilège de nous entretenir avec Jean-Baptiste Durand, réalisateur de Chien de la Casse, qui a été sacré du César du meilleur premier film. Nous l'avons interrogé sur son rapport avec le cinéma, sur le film en lui-même, ainsi que sur ses projets futurs.



Septième : Pouvez-vous nous parler de votre relation avec le cinéma et de votre parcours depuis les beaux-arts jusqu'à votre premier film ?


Jean-Baptiste Durand : Je crois que le déclic s'est produit lorsque j'ai effectué un stage de cinéma dans le cadre de mes études aux beaux-arts. C'était un stage de cinéma de fiction, où un réalisateur nous a proposé d'écrire un scénario, de faire un découpage, un casting, de monter le film et de le présenter. Cette expérience m'a intrigué et passionné, et j'ai décidé de réaliser moi-même un film pour mon diplôme de troisième année, quelques mois plus tard. Ce qui m'a vraiment plu, c'était de créer un objet, de manipuler les images, de les assembler pour raconter une histoire, et même de composer de la musique. En caricaturant un peu, j'ai vraiment aimé créer. Par la suite, j'ai réalisé un film pour ma quatrième année, puis un autre pour ma cinquième année, donc en trois ans, j'en ai fait trois.


C'est ainsi que je me suis mis à regarder des films, mais presque comme une extension de ma pratique. J'ai beaucoup apprécié les films que j'ai vus et je suis devenu assez cinéphile. Mais ma démarche était d'abord de faire des films, puis de les regarder. En parallèle, je me suis formé. J'ai lu des ouvrages, j'ai regardé des films avec des commentaires audio des réalisateurs, notamment grâce aux DVD qui contenaient des bonus avec ces commentaires. C'était une véritable mine d'informations. J'ai aussi travaillé comme technicien sur des tournages, ce qui m'a permis de rencontrer des gens qui faisaient des films et de participer à différents postes.


De fil en aiguille, j'ai réalisé mon premier court métrage, puis j'ai réalisé des clips, des petits documentaires pour France 3 région. J'ai suivi un véritable parcours d'apprenti pendant plusieurs années. Quand je n'étais pas sur un tournage, je passais du temps avec mes amis ou bien je regardais des films, je lisais des livres, car j'ai toujours eu soif d'apprendre. Même si je ne voulais plus retourner à l'école après les beaux-arts, je me suis dit que je ne pouvais pas me permettre de ne pas continuer à apprendre, car le cinéma est un métier. Ainsi, je me suis formé comme j'ai pu, en autodidacte.


Septième : Vous avez commencé à vous intéresser au cinéma en pratiquant avant de commencer à regarder des films.


JBD : Exactement. J'ai déjà visionné des films dans le cadre de mes études aux beaux-arts, mais l'idée d'adopter l'amour pour le visionnage de films, d'être curieux d'acheter des DVD, est vraiment venue après avoir commencé à en faire. Je suis également un passionné de collection de DVD ; j'en possède plus de mille. De l'âge de 23 à 35 ans, j'étais un grand collectionneur. Ensuite, j'ai déménagé et j'ai dû vendre les trois quarts de ma collection, avec le cœur brisé. À présent, il m'en reste un peu plus de 300, peut-être un peu plus. J'ai des perles, des films un peu introuvables...


Septième : Avez-vous été inspiré par des réalisateurs ou des films en particulier ?


JBD : Étant donné que ma passion pour le cinéma n'est pas issue de mon enfance ou de mon adolescence, j'ai l'avantage de ne pas être devenu un hater ou un puriste, en disant par exemple "ça, c'est le bien, ça, c'est le mal". Je n'ai pas d'attachement émotionnel particulier à cela. Ainsi, lorsque j'ai découvert les films, j'ai exploré un large éventail de réalisateurs et de réalisatrices différents, et presque tout m'a plu. Je puise mes inspirations un peu partout. En fonction de mes envies, je peux regarder un film de Bertrand Blier et me dire "c'est ça que j'ai envie de faire", puis regarder un film de Gaspar Noé ou de James Gray et ressentir la même chose. Lorsqu'un film me semble sincère et parfait, c'est là que je rêve de réaliser quelque chose de similaire. Mes références sont parfois assez éclectiques, mais j'ai aussi des souvenirs marquants de chocs cinématographiques qui ont été des pivots dans ma vie. Des films comme La BM du Seigneur de Jean-Charles Hue, La Vie de Jésus et L'Humanité de Bruno Dumont, ou encore les films de Leos Carax comme Les Amants du Pont-Neuf ou Mauvais Sang, ont profondément marqué ma vision du cinéma. Récemment, des réalisateurs comme Jeff Nichols, James Gray dans la "nouvelle vague" du cinéma indépendant américain, ou Chloé Zhao, ont également eu une grande influence sur moi. J'ai aussi été marqué par des cinéastes tels que Bergman et Renoir. C’est vraiment en fonction du moment ou je vois ces films.


Mais le seul film qui revient constamment et qui m’a marqué, plus en tant qu’être humain que réalisateur, c’est Les Amants du Pont-Neuf de Carax. Après, il y a aussi Little Odessa de James Gray… Quand c’est bien, j’aime bien, ça peut être de l’horreur, de la comédie, de la science-fiction, ou même de grandes comédies comme Astérix Mission Cléopâtre, chef-d’œuvre ! Dikkenek, chef-d’œuvre ! La Tour Montparnasse infernale, chef-d’œuvre ! C’est parce que je pense qu’il y a un alignement qui fait que les gens qui ont voulu faire ces films ont poussé avec une sincérité hallucinante la comédie jusqu’au maximum, et ça donne des films universels. Je pense vraiment que c’est la sincérité qui fonctionne avec moi.


Les Amants du Pont Neuf réalisé par Leos Carax ©Films A2, Gaumont International et Les Films Christian Fechner


J’aime beaucoup la sincérité, donc je peux aimer des choses très pures et très simples. Le dernier film d’Emmanuel Mouret, par exemple, au grand étonnement de beaucoup de gens, je le trouve vraiment bien. C’est un petit cinéma bourgeois, mais Chronique d’une liaison passagère est exceptionnel de finesse. C’est pourtant un texte bien écrit qui étudie le sentiment amoureux et le choix, et d’un mec qui manque de couilles. Il y a une quinzaine de tableaux et point à la ligne. Il est tellement à fond dans son délire qu’il y a un truc qui me touche vraiment. C’est fou parce que j’ai aimé le cinéma en tant qu’adulte, et quand tu es adolescent, tu es plus radical, donc je n’ai pas vécu ça. C’est peut-être pour ça que je ne suis pas « catégorisant » avec mes goûts. Les films de McDonagh, comme Les Banshees, je trouve ça vraiment bien, 3 Billboards, The Fablemans… donc je suis vraiment éclectique à fond. Mais je suis rarement marqué en tant que réalisateur. Je suis surtout marqué en tant qu’être humain. En tant que réalisateur, ce sont plutôt les films classiques. Little Odessa, par exemple, je me dis que si je réalise un film de ce style, j'aurais accompli un chef-d'œuvre et je pourrais prendre ma retraite. Mais quand un film me marque, c’est que l’enfant intérieur a été bouleversé, et je ne me demande pas comment il a pu faire, etc.


Septième : De refusé à Cannes et Berlin à récompensé aux Césars, comment avez-vous vécu ce parcours semé d’embûches et d’événements incongrus?


JBD : Sur le moment, on ne vit pas cela comme une série d’embûches. On se dit simplement que son film ne vaut peut-être pas la peine. Personnellement, je ne considère pas mon film comme exceptionnel. J'ai simplement fait de mon mieux avec ce que je savais faire. Si les festivals ne le sélectionnent pas, c'est probablement parce qu'ils le jugent moyen. Je le vois comme mon petit film à moi, et je pense toujours ainsi. En tout cas, selon les professionnels du cinéma et ceux qui sélectionnent, il ne valait pas vraiment la peine. Il aurait eu une petite sortie, et peut-être que je progresserais plus tard. C'est ainsi que je l'ai vraiment vécu. Par la suite, recevoir des retours de festivals qui ne savaient pas comment classer le film m'énervait un peu, car je trouvais agaçant que ce ne soit pas un jugement artistique. Mais assez rapidement, des personnes m'ont dit : « Nous n'avons pas sélectionné le film, mais il a été extrêmement apprécié. »


Puis, après avoir participé aux festivals des Arcs et d’Angers, j'ai réalisé que le film n'attirait pas les grandes institutions de festivals, mais que les gens qui le voyaient étaient profondément impactés par celui-ci. Nous avons reçu plusieurs témoignages, même de la part de ceux qui ne l'avaient pas sélectionné à Cannes, qui me disaient qu'ils pensaient toujours au film, maintenant qu'ils chantaient la chanson de la « bal à babar » avec leurs enfants… Donc, je me disais que personne ne voulait du film, mais par contre, les gens l'avaient encore en tête six mois après l'avoir vu. Avec Raphaël, nous nous appelions souvent et nous nous disions que nous n'avions pas fait un film pour les festivals, mais pour les gens, pour raconter notre histoire. Je vois que le film plaît à beaucoup de gens qui le voient et qu'il y a un bouche-à-oreille, et c'est quelque chose que nous vivons en direct, et on se dit que c'est trop beau. Mais il n'y a pas de sentiment de vengeance, parce que je pense que ce ne sont pas les mêmes critères. Je me dis juste que depuis le départ, je visais beaucoup plus à avoir un gros bouche-à-oreille et que les gens qui le voient soient impactés plutôt que d'avoir une Caméra d'Or ou une sélection à Cannes. Si vous me demandez maintenant si je préfère une sélection à Cannes, mais trois fois moins d'entrées et un bouche-à-oreille moins bon, je garde la situation actuelle. Un film, c'est un partage avec les gens, avoir été le film qui est resté le plus en salle de l’année 2023 vaut mille sélections.


Septième : Vous avez d'abord réalisé votre film pour vous-même et pour les spectateurs.


JBD : Je le fais d’abord pour moi en espérant que ça touche les spectateurs, et c’est ce qui s’est passé. C’est le meilleur destin que pouvait avoir le film. Le César vient récompenser quelque chose, et puis je me dis que vu comment les gens en ont parlé, c’est les spectateurs en eux qui ont voté. Les sept nominations montrent qu’il y a eu un véritable amour autour du film, donc ça me touche parce que cela veut dire qu’on aime mes personnages, les acteurs, la musique que Delphine a composée… C’est aussi le travail collectif qui est apprécié, parce qu’on parle de mon film, mais c’est comme lorsque l’on parle de l’équipe de France : je suis le sélectionneur, mais en vrai, je n’ai rien fait, moi c’est un travail d’équipe, et à chaque fois qu’on a un bon truc, on s’appelle, on s’envoie des messages, on est ensemble, c’est un travail très collectif.


C’est tous mes choix et tous mes désirs, évidemment, c’est mon bébé, c’est mon film. Mais la musique, ce n’est pas moi qui suis derrière le violoncelle, c’est ma sensibilité, on en parle et ça se dirige vers un endroit. J’ai écrit le scénario, les dialogues, j’ai dirigé, mais ce n’est pas moi qui suis dans la peau de Raphaël Quenard ou d’Anthony Bajon. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice, c’est comme si j’étais à la fois le compositeur et le chef d’orchestre, mais oui, c’est un travail collectif. Au final, je me dis que je ne suis pas allé à Cannes, mais deux années de suite j’y vais grâce au film : j’ai reçu un prix l’année dernière et là je reviens pour le 10 to Watch d’Unifrance, ma foi ! Après, ce n’est pas cela que je vise. Après, quand on va à Cannes, par exemple, on se dit qu’on est content, mais quand on ne l’a pas, on se dit qu’on n’en a pas besoin. Il faut toujours trouver un discours pour se justifier.


Septième : Votre film aborde le rapport des hommes avec l’amour et l’amitié. Le personnage de Mirales, interprété par Raphaël Quenard, est un personnage extravagant dont l’égo se fragilise lorsque Dog se met en couple avec Elsa. Vous avez déclaré dans France Culture que votre démarche consistait à prendre des clichés et à les déconstruire au fur et à mesure que le film évolue. Ainsi, avec le personnage de Mirales, qui incarne en quelque sorte le stéréotype du pote moqueur, avez-vous cherché à déconstruire une forme de masculinité toxique que l’on peut retrouver dans les amitiés masculines ?


JBD : Franchement, non, parce que pour qu'il y ait de la masculinité toxique, il faut également reconnaître l'existence d'une féminité toxique. Personnellement, le terme me dérange s'il est utilisé dans un seul camp. Le jour où l'on parlera de féminité toxique dans cette société, alors j'accepterai qu'on parle de masculinité toxique. Ils sont simplement "masculins" parce qu'ils sont des hommes, mais leur masculinité n'est pas toxique. Ils n'ont pas de relations toxiques avec les femmes, mais leurs relations entre eux sont toxiques parce qu'il y en a un qui souffre, qui n'a pas réussi à s'émanciper, à grandir, à trouver un emploi, donc il sabote son ami au lieu de se regarder dans le miroir. Cela renvoie à un débat de société qui n'a pas grand-chose à voir avec mon film. Actuellement, j'écris un autre film où je pourrais aborder la masculinité toxique. Dans Chien de la Casse, ce n'est pas le cas. C'est un film sur des hommes qui parlent d'hommes et d'amitié. Bien que ce soit à la mode de parler de ces sujets en ce moment, mon film ne traite pas spécifiquement de la déconstruction de la masculinité. Je déconstruis effectivement des clichés, mais pas nécessairement sur la masculinité. On pourrait penser qu'il s'agit de petits lascars de villages qui s'ennuient, mais l'idée n'est pas de déconstruire sociologiquement ces clichés, mais plutôt de présenter des personnages que l'on croit connaître en trois secondes et d'explorer progressivement leur complexité, leurs tourments. De plus, par rapport au personnage de Mirales je ne parle jamais de son rapport aux femmes ou à la séduction. On peut sentir qu'il a un rapport aux femmes similaire à son bouleau : il en parle, il en rêve, mais il n'est pas réellement impliqué dans des relations avec elles.


Mirales, Dog et Elsa, interprétés respectivement par Raphaël Quenard, Anthony Bajon et Galatéa Bellugi ©Insolence Productions, BAC Films


Septième : Dans une interview pour Unifrance, vous expliquez : « C’est un drame social dans son écriture, mais dans la mise en scène, ce n’est absolument pas un film de cinéma vérité ou de cinéma naturaliste. [...] Je souhaitais, dans toutes les possibilités, me décaler du réalisme ». Tu qualifies même le film de « néo-réalisme politique ». Est-ce que cette envie de s’affranchir du drame social dans la mise en scène, en évitant par exemple de filmer à la caméra à l’épaule comme les cinéastes naturalistes, n’avait pas pour but d’aller directement dans le propos, qui est donc une histoire d’amour et d’amitié ?


JBD : Je pense que c'est un geste qui a plusieurs résonances. C'était une façon de ne pas filmer les pauvres comme des pauvres, entre guillemets, mais mes copains du village et les gens qui m'inspirent, ainsi que ces ruraux, qui ont droit à leur incarnation en fiction, c'est-à-dire des acteurs qui vont les incarner, qui vont jouer un texte, jouer une émotion... Du coup, oui, c'est l'idée. Ce n'est pas parce que tout d'un coup je filme des gens d'un milieu populaire que je dois les filmer comme des gens d'une manière populaire dans la tradition du cinéma français. Au contraire, j'ai pris un grand acteur pour les incarner, et c'est une histoire qui demande un peu de finesse, un point de vue. Donc je vais me servir des codes du cinéma avec la couleur, la musique et la mise en scène, et je refuse un peu cette idée que quand on filme des "vrais gens", on n'a pas de point de vue et on attrape la vérité. On peut essayer d'attraper la vérité en ayant un point de vue, à mon avis, c'est un meilleur chemin.


Septième: On ressent dans le film que vous avez voulu effectuer une recherche plastique, avec un travail sur les costumes, les lumières, tout en restant sobre dans le découpage.


JBD : Oui, bien sûr. J'ai voulu réaliser un film où nous travaillions dans la direction artistique pour qu'il y ait un point de vue, que nous construisions un monde avec des couleurs significatives et une esthétique forte. En même temps, même si j'admire les cinéastes qui le font, j'ai du mal à envisager de "sur-marquer" mes gestes, c'est-à-dire qu'ils soient si apparents que l'on remarque spécifiquement les costumes, les mouvements de caméra, etc. Il y a une tentative poétique qui s'échappe du naturalisme, mais en même temps, je tempère un peu mes gestes pour pas que quelqu’un regarde le film en se disant « tiens le cinéaste à fait ça ». Cela me dérangerait.


Après, quand j'expérimente des choses comme la scène en boîte de nuit, ce n'est pas quelque chose de spectaculaire, mais le travelling et les éclairages binaires roses et bleus sur les deux côtés du visage de Raphaël, c'est un petit geste de mise en scène qui ne fonctionnerait pas s'il était trop remarquable. C'est très théorique, c'est un geste de mise en scène avec Dog et Mirales qui s'écartent progressivement, les lumières représentant le féminin et le masculin, etc... Si cela est remarqué, alors j'aurais échoué. Ils sortent du restaurant pour aller en boîte de nuit, et voilà. On passe à la suite, et pourtant, cela divise le film en deux.


 ©Insolence Productions, BAC Films


Septième : Vous n’avez donc pas envie d’être un cinéaste « poseur ».


JBD : Et pourtant, j'ai l'impression que souvent les journalistes ou les passionnés de cinéma confondent un peu la mise en scène et le découpage technique. La mise en scène, c'est le choix d'un acteur ou d'une actrice, d'un costume ou d'un décor, d'un geste du corps, le fait d’avoir les dialogues écrits ou non, la façon dont on dirige la musique que l'on va poser, c'est le montage et c'est le découpage. Mais on accorde trop d'importance au découpage. Pour Chien de la Casse, c'est souvent champ contre champ, plan large : c'est très simple. Mais en fait, choisir Raphaël Quenard parmi une foule de Mirales, de lui avoir mis un jogging rose et d'avoir ajouté des violoncelles par-dessus, le choix de mise en scène est suffisamment fort pour ne pas avoir besoin de faire des pirouettes avec ma caméra. Mais j'ai été agréablement surpris, car je m'attendais à ce qu'on me critique là-dessus en disant qu'il n'y avait pas de mise en scène. Pourtant, j'ai lu des articles où l'on disait que ma mise en scène était fine, donc cela signifie qu'il y a quand même une reconnaissance. On peut faire un découpage technique très simple et pourtant les choix, comme celui d'avoir pris Raphaël, sont des choix de mise en scène très marqués, surtout de l'avoir fait taire la moitié du temps et de l'avoir obligé à dire un texte. L'énergie est beaucoup là-dessus. Donc, je ne vais pas faire de pirouette ou de saut périlleux avec la caméra, cela ne sert à rien.


Septième : Dans tous vos films, courts comme longs, comme vous l'illustrez de manière récurrente dans vos interviews, l'une de vos thématiques principales est la solitude, qui est également liée à la vie dans un village de campagne et à l'isolement de ces villages. Qu'est-ce qui vous fascine dans la solitude ?


JBD : Je pense que ce n'est pas intentionnel de ma part, et que j'ai quelque chose qui me fait peur dans la solitude, et je m'en rends compte lorsque les gens me disent "vous parlez souvent de solitude, Monsieur Durand". Alors je me dis "merde, je pense que je dois régler les problèmes dans ma tête". Mais en tout cas, je pense que c'est quelque chose qui se manifeste malgré moi. Lorsque je fais mes films, je ne pense pas consciemment à l'ennui ou à la solitude, car je n'ai pas ressenti l'ennui ou la solitude lorsque j'étais au village. Cependant, comme beaucoup de gens, j'ai une sorte de terreur face à la solitude, et malgré moi, mes films abordent la solitude et les personnages qui ont peur d'être seuls, mais cela me dépasse.


Septième : La peur de la solitude peut être liée à l'ennui dans le village.


JBD : Ce n'est pas l'ennui, mais ils sont dans un espèce de couloir où ils attendent la mort en refusant d'être adultes, mais ils ne s'ennuient pas. Je n'ai pas l'impression que Mirales "est trop occupé à ne rien foutre", comme le disait un rappeur que j'apprécie. Mais il est très occupé : il deal, il écoute du piano, il se ballade avec son chien, il discute, il va voir des potes... Mais au fond, je pense qu'il a une terrible peur de l'ennui.


Septième : Votre manière de décrire les activités des personnages et leur peur de l'ennui me fait beaucoup penser à Comment c’est loin d'Orelsan.


JBD : J'aime beaucoup Orelsan, il me touche beaucoup et après c'est vrai que c'est le rappeur Don Choa, qui a fait une musique pour le film, qui m'a également dit après avoir lu le scénario que ça lui faisait penser à Comment c'est loin. Je n’aurais pas fait le rapprochement car ce ne sont pas des cinémas similaires, mais on a eu des vies similaires : on n’est ni pauvres ni riches, on a peur d'être adultes et on reste ensemble pour se rassurer.


Septième : Dans une interview pour LeMagduCiné, vous dites « En France, on a l’habitude de filmer les prolétaires et les gens des classes populaires, en prenant des acteurs non professionnels et de les filmer en caméra épaule pour s’approcher d’une « vision réaliste ». C’est un cinéma hyper-naturaliste mais au fond très bourgeois. ». Est-ce que finalement, surtout lors de votre victoire aux César, ce cinéma bourgeois ne s’est pas réapproprié le film ?


JBD : Je ne sais pas. Je sais que c'est devenu un vrai mélange en termes de classe sociale parmi les personnes qui ont apprécié le film. Après, dès qu'on crée quelque chose qui a un peu d'impact, il est récupéré et des gens se le réapproprient. Mais d'après les retours que j'ai eus, ça a touché leur enfant intérieur. S'ils se le réapproprient de cette manière, tant mieux... Si cela peut poser une pierre, tant mieux aussi. Mais je ne sais pas comment on peut réellement se réapproprier un film. Si cela peut influencer des réalisateurs et réalisatrices, c'est une bonne chose. Mais je ne contrôle pas si c'est mal interprété ou mal récupéré. Si cela inspire des gens à faire des films, surtout ceux qui viennent de milieux où ils n'auraient peut-être pas envisagé cela auparavant, alors tant mieux. Si le film avait été récupéré par Zemmour ou par les bourgeois de droite alors je me serais posé des questions.


Sepitème : Quels sont vos projets futurs ?


JBD : Là, je jouais en tant qu'acteur dans un film qui sera présenté à Cannes, intitulé Miséricorde d'Alain Guiraudie. Je vais également continuer à jouer dans quelques projets, mais je ne vais pas trop en parler tant que les films ne sont pas en tournage et montés. Parallèlement, j'écris mon deuxième long métrage intitulé L'homme qui a peur des femmes, qui explore les relations entre hommes et femmes ainsi que la détresse amoureuse dans un petit village.


Vincent interprété par Jean-Baptiste Durand dans Miséricorde d'Alain Guiraudie ©CG Cinéma, Les films du Losange


Septième : Allez-vous retourner dans le village de Chien de la casse ? 


JBD : Pas dans le même mais dans un village de la région, ça prendra racine dans la même arène. Après, ce sera vraiment entre le drame social et la comédie romantique, avec des personnages plus quarantenaires. C'est assez différent, mais ça se déroule dans le même territoire. Par contre, ce que j'ai remarqué, c'est qu'on ne dira jamais à un réalisateur qui fait trois films d'affilée à Paris qu'il ne change pas de décor, alors que moi, si je retourne même pas dans le même village mais dans la même région, on le remarque. Kubrick a filmé à 50 km autour de chez lui toute sa vie et personne ne lui a fait la remarque.


Si je ne faisais pas le deuxième film là où je le ferai, je me forcerais à le faire ailleurs. Après, cela ne veut pas dire que je vais faire tous les films de ma vie au même endroit. Mais je trouve que c'est le meilleur endroit où il prend racine.


Septième : C’est peut-être parce que vous vous inspirez des gens de là-bas.


JBD : Je m'inspire des gens de chez moi et il n'y a aucun programme de ma part. Je ne me dis pas "tiens, je vais représenter cette région", juste que j'ai habité là-bas et j'aime cette région. L'histoire pourrait prendre racine dans plein de villages de France vu les thématiques. Il pourrait y avoir des villages qui correspondent mieux, mais j'ai l'impression que c'est la bonne échelle au bon endroit.


Septième : Ce qui est intéressant dans votre envie de filmer les populations de ces villages, peu importe lequel, c’est que l’on ressent une envie de filmer des individus qui sont rarement montrés au cinéma. Cela me rappelle beaucoup cette citation de Henri Matisse : « Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture. » et que cela peut s’appliquer à votre cinéma.


JBD : Cela me touche beaucoup car je suis un fan absolu de Matisse, et une autre citation de lui c'est « Je ne peins pas les personnages eux-mêmes, mais ce qui circule entre eux », lorsqu'il parlait de la danse. Il disait qu'il peignait le vide et que dans le plein il y avait les personnages, mais ce qui l’intéressait était la circulation entre eux. Si la peinture doit servir à autre chose que la peinture, eh bien je suis d'accord ! C'est vrai que Matisse, je suis très fan, ça a été l'un des premiers quand j'ai découvert l'histoire de l'art, c'était un de mes héros. Au moment où je réalise mes films, je ne les intellectualise pas, mais si je réussis à montrer ce qui circule entre mes personnages dans mes films, c'est l'objectif ultime.


Propos recueillis par Bassem Branine

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