Il arrive que nous allions voir un film par erreur lorsque nous nous trompons de salle… C’est une aubaine lorsqu’il s’agit d’en faire une critique, puisqu’une grande partie de nos biais ne fait pas irruption dans l’écriture. Voici alors l’honnête critique de La plus précieuse des marchandises. L’histoire de Pauvre Bûcheron et Pauvre Bûcheronne commence comme un conte pour enfants et se transforme en un conte philosophique tragique et dramatique. Il n’est pas sans dire que l’animation contribue fortement à cette impression de début merveilleux. Le style de narration s’apparente à celui d’une fable, bien qu’il ne s'agisse pas d’un film pour enfants. Un film d’animation, un bébé tombé du ciel, un bois solitaire, la misère : tout rappelle Le conte de La princesse Kaguya d’Isao Takahata. Cette fois-ci, le film mise sur un récit parallèle qui se situe pendant la Seconde Guerre mondiale dans un bois isolé. À la pauvreté de ces pauvres gens s’ajoute l’histoire parallèle d’un homme envoyé aux camps. Ce récit-là fait office de contexte émouvant et offre un passé à un tout jeune enfant. La solitude, le froid et le temps qui passe sont les motifs du film.
L’animation est simple, elle nous rappelle la sobriété des films d’animation du début des années 90, avant la 3D. Le choix est juste si l’on prend en considération le caractère froid et nostalgique d’une histoire marquée par la disette et les dégâts de la guerre. L’attraction ne se trouve pas dans les moyens techniques employés par le film, mais dans le graphisme et ses choix picturaux. Ceux-ci se rapprochent plus du tableau et de la vue, et prennent le pas sur le mouvement des images.
Le casting des doubleurs est remarquable. On y trouve Jean-Louis Trintignant, Dominique Blanc, Grégory Gadebois et Denis Podalydès, tous justes dans leur rôle vocal. La voix grave de Pauvre Bûcheron (Grégory Gadebois) nous émeut presque malgré sa brutalité, et la voix de Pauvre Bûcheronne (Dominique Blanc) est simplement touchante car fragile. On peut sentir le soin porté à l’équilibre entre silence et dialogue. De plus, la voix du narrateur intervient à des moments précis et bien choisis, en entrant en scène de façon parfois amusante, parfois bouleversante. Elle rappelle le contexte qui nous est souvent inconnu. Lorsque nous nous lassons, elle semble nous vivifier. Cette voix-off stratégique est aussi seule que nous, spectateurs, face au récit, mais elle en sait plus que nous. Seulement, elle décide de nous partager les faits qui manquent à la narration seule. Ces compléments au récit sont alors nécessaires à la compréhension du film, et tout cela dans une économie de moyens.
Malgré toutes ses qualités, le film prend un pli facile lorsqu’il s’agit de décrire picturalement la Shoah et la libération des camps. On remarque ces dernières années une volonté chez les cinéastes de remettre au jour un travail de mémoire, sans doute pour des raisons politiques ou peut-être par coïncidence. Nous vient immédiatement en tête La zone d’intérêt, dans lequel Jonathan Glazer a tenté de mettre en exergue l’invisibilité de la Shoah. Dans La plus précieuse des marchandises, la tentative de représentation est plus évidente : maigreur, pâleur et silence sont représentés de façon exacerbée dans les dessins. Ces procédés picturaux évoquent l’aile consacrée à la Shoah du Musée juif de Berlin. Il est difficile de décrire picturalement et narrativement la Shoah sans tomber dans le déjà-vu, une certaine lourdeur exploitée par Roberto Benigni dans La vie est belle, Claude Lanzmann dans Shoah ou Resnais dans Nuit et brouillard, et cela lorsque le devoir de mémoire était particulièrement nécessaire. Tout de même, Hazanavicius refusait jusque-là “d’évoquer la Shoah au cinéma” selon ses propres mots. Pour des raisons affectives, il a malgré tout décidé d’adapter le roman du même nom de Jean-Claude Grumberg.
« Je m’étais promis de ne jamais faire un film sur la Shoah. Ma famille vient de cette histoire, je n’avais pas envie de me lancer dans un travail pédagogique, un film obsédé par le devoir de mémoire. Mais le conte m’a profondément touché, et j’ai pensé que cela pouvait être une manière nouvelle d’aborder le sujet. »
On peut accorder crédit à Hazanavicius pour ses choix graphiques émouvants. On sent une hésitation, une insécurité dans ses choix artistiques, une pudeur qu’il a tenté de dépasser un peu maladroitement. C’est sans doute ce qu’on pourrait estimer être de la maladresse qui nous émeut plus que les images elles-mêmes. Ses visages distordus, une musique dramatique, l’arrivée sans surprise du train jusqu’au camp de concentration, tout cela s’inscrit dans des choix narratifs et artistiques, certes efficaces quand il s’agit d’invoquer l’émotion chez le spectateur, mais regrettablement clichés. Le traitement de la Shoah est didactique, pédagogique. Peut-être le film arrive-t-il au mauvais moment sur la scène cinématographique, lorsque nombre de cinéastes développent le désir de faire de la Shoah le sujet de leur œuvre ? Cette lourdeur pardonnable s’explique bien plus par la sortie en masse de films sur la Shoah que par son contenu lui-même. On ne peut pas dire que les images ne sont pas émouvantes : aucune ne peut être vue comme quelconque.
Une certaine satisfaction nous emplit : l’animation manquait au cinéma français, et le fait de la voir présentée à Cannes cette année fait du bien. À la fois destiné au grand public et à un jury plus exigeant, le film, déjà acclamé par la critique, le sera sans doute à Cannes, certes peut-être parce qu’il prend peu de risques, mais sans doute car il a tout de bouleversant et qu’il remplit avec brio son travail de mémoire. La plus précieuse des marchandises ravira un public en quête de simplicité, de petites larmes et de beaux dessins.
Macha Mérel
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