Cinéaste thaïlandais contemporain, Apichatpong Weerasethakul fabrique, à mesure, une œuvre hors-pair. Il est de ces cinéastes qui, radicaux, ne laissent pas indifférent. Tout ce qu’il enregistre nous est étranger : la culture, les lieux, les thématiques mais aussi la construction du plan, le son, la notion du temps… Nous invitant, de ce fait, à plonger dans son univers d’une immense richesse. Par-delà le cinéma, pluriel est son rapport à l’art : des études d’architecture et une passion picturale en témoignent. Il en tire un souci de la composition et des plans qui en s’étendant deviennent picturaux.
En 2004, sort Tropical Malady. Sa projection, introduite par son producteur avec beaucoup d'émotion, ponctuait la nécessaire rétrospective au centre Pompidou. Par cette œuvre, lauréate du prix du jury cannois, Weerasethakul s’est accompli. En cette proposition à rebours des attendus filmiques et scénaristiques, il pose les jalons de son cinéma. Le film est compris dans une trilogie de films diptyques, avec le précédent Blissfully Yours et le suivant Syndromes and a Century. Sa densité n’est nullement une entorse à ce simple et laconique résumé.
Lors de la première partie, échangent Tong et Keng, deux jeunes hommes, dont l’un est sans emploi et l’autre militaire. Ils partagent un amour idyllique et ingénu, se séduisent dans toutes sortes de paysages, des plus bucoliques à certains plus urbains en passant par le karaoké. En éclot une romance des plus sensibles, au travers d’actions banales, de sourdes preuves d’amour : ils se tiennent la main, se draguent, se chuchotent à l’oreille. Ce mode mineur est moteur de virtuosité. En Thaïlande, le mariage homosexuel est légal depuis septembre 2024. Alors, dépeindre l’humain tel quel, rempli de vérité, n’est pas une mince affaire dans un contexte politique tel que la dictature thaïlandaise. Il s’agit d’une véritable ode à l’amour, aux détails insignifiants. Or, la fin de la première partie laisse une incertitude sur ce qu’est devenu leur amour: un plan dans lequel Tong marche longuement et s’enfonce dans le noir, se séparant de Keng. Par la suite, on retrouve Keng, seul, se réveillant dans un lit, qui apprend que les vaches de toute la région ont été égorgées par une créature.
Au bout d’une heure de film, l’idylle prend fin. Un long plan noir amorce la deuxième partie. La première volubile contraste fort avec la seconde presque muette. Comme mots, il ne reste que de simples cartons, nous contant une légende en parallèle de l’intrigue . Il nous devient difficile de distinguer le mythe et l’histoire. La légende raconte qu’un chaman, dont l’esprit est contenu dans un tigre, hante les voyageurs aux alentours.
Sombre et immense, la jungle nous enveloppe. Tong a disparu. Esseulé, Keng la parcourt, en tenue militaire et armé, à la recherche de la créature. Mais dans le plan, seules existent les traces de griffures perforant les arbres et les empreintes inscrites sur les feuilles, de ténus indices dissimulés, récoltés au fruit d’une précautionneuse et acharnée investigation. La créature, enjeu principal de cette partie du film, n’intègre le champ que par des détails, des indices, à l’instar de la romance partagée par Tong et Keng qui s’initiait par des regards discrets.
Puis le soldat rencontre la créature à l’apparence humaine. Un violent échange de coups s’ensuit, auquel, in extremis, il survit. Keng devient de plus en plus apeuré et la traque s’inverse. C’est en fait Keng qui cherche à s’échapper de la jungle et à fuir cette mystérieuse créature à visage humain. Il est pris au piège. Celui de l’esprit, étrangement semblable à son ancien amant. Les éléments du film deviennent autant de vecteurs de tension : l’image accusant la noirceur ténébreuse de la jungle, les gros plans restituant à l’os un visage tétanisé et un corps tremblant, le son capturant les craquements de feuilles, les respirations et les moindres mouvements (et cela jusqu’au hors-champ).
À leur intersection : la durée. Tous les plans sont très longs et forment une unité. On est capable de poursuivre le destin d’un homme d’un plan à l’autre comme un tout. Pourtant, le cinéma de Weerasethakul ne se concentre jamais sur des raccords ou sur des procédés d’immersion du spectateur. Simplement le temps.
“C’est par [l’image] qu’est retenue une sensation de l’infini exprimée à travers des limites : le spirituel dans le matériel, l’immensité dans les dimensions d’un cadre.” Tarkovsky, Le Temps Scellé.
À travers la fixité d’un gros plan au cadre épuré, on se rend disponible à l’immensité de ce qui l’entoure. Un plan à la durée étendue, matériellement restreint, offre à l’esprit la matière pour créer la sensation d’infini sur tous les aspects (spirituel, matériel, émotionnel, etc.).
Le temps est comme suspendu aux moments les plus cruciaux. Lorsque la créature retrouve l’homme, tout prend son sens. L’esprit prend la forme du tigre. On ne peut s’empêcher de voir Tong, son ancien amour à travers la bête. L’amour candide, muté par la Tropical Malady, est métamorphosé. Si dans la première partie l’amour est représenté sous tous ses aspects les plus doux, alors, la seconde dépeint ce en quoi il peut muter. La souffrance qui peut en découler. Il est également possible de s’imaginer que la première partie est un rêve de Keng, qui se réveillant, se dirige vers une dure réalité, proche d’un conte. Ce qui semblait être la réalité serait alors le rêve. C’est une interprétation laissée comme une possibilité, surtout lorsque l’on connaît l’importance du sommeil dans le cinéma du réalisateur.
Les dernières minutes de ce film sont insoutenables. Le temps se fige définitivement, pendant ces quelques minutes qui semblent être une éternité. On est pétrifié, persuadé que Keng se fera dévorer. La voix-off du tigre nous dit « à présent, c'est moi-même que je vois. Ma mère. Mon père. La peur. La tristesse. Tout ça était si réel, si réel que ça m'a donné la vie. Quand j'aurai dévoré ton âme, il n'y aura plus ni animal, ni homme. Cesse de respirer. Je me languis de toi... soldat » ce à quoi Keng répond « Monstre... tu peux prendre mon esprit, ma chair et mes souvenirs. Chaque goutte de mon sang chante notre chanson. C'est une chanson heureuse. Là... tu l'entends ? ». C’est aux portes de la mort qu’il atteint la plénitude. Keng renoue avec la nature, avec son amour. Libre à nous d’interpréter son destin comme tragique ou bien de voir en la fin, une continuité.
Simon Hayter et André Massengo
Comments