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Le cinéma d’Apitchatpong Weerasethakul partie 2 : Syndromes and a century

Simon Hayter

Dernier film diptyque de l’auteur, il s’éloigne ici de tout processus narratif, contrairement à son dernier long-métrage, Tropical Malady. En dépit de la narration, un grand nombre d’éléments sont dissimulés, pour une œuvre très dense. La structure du diptyque crée une dichotomie entre tous les éléments du cadre, une rémanence entre ces derniers.



La première partie introduit des personnages loufoques dans des cadres uniques. On se situe dans un hôpital, au milieu d’une campagne. Certains dialogues de ce film, tel que le premier, l’entretien d’un nouveau médecin par une infirmière, sont inspirés de véritables discussions du réalisateur, de ses proches ou des acteurs. À cette discussion s’ensuit le générique, filmant un paysage bucolique, vert et ensoleillé, où les comédiens sont sortis du cadre. Ils continuent de bavarder, relatant la vie amoureuse de l’un d’entre eux qui n’apparaîtra plus jamais à l’écran. Hors-champ, on entend « j’ai oublié de couper mon micro », telle une véritable conversation des comédiens oubliant la caméra. Ainsi, le récit se place au cœur du sensible. Les acteurs, avant de l’être, sont des humains. 


Rapidement, s’amorce une découverte chez eux, d’aspects inattendus.  Une marquante rencontre dans un long plan entre un dentiste et un moine venant se faire soigner. Une communication sans barrière entre les deux dévoile que le dentiste est chanteur de variété thaïlandaise et le moine a pour rêve de devenir DJ. La conversation est très agréable, avant d’opérer le médecin lui bande les yeux, un lien d’amitié se tisse entre eux. Un moine, plus âgé que le précédent, qui demande des cachets, se dit attaqué par les esprits des poules envers lesquelles il a un mauvais karma car il leurs cassait les pattes étant petit.  En parallèle un patient timide déclare son amour, non-réciproque, à l’infirmière. Le silence pesant entre les deux la conduit à exprimer des anciens souvenirs d’un amour passé avec un vendeur, expert botanique. Ainsi, les liens se tissent entre décors et personnages.


Weerasethakul a trop souvent été décrit comme un cinéaste difficile d’accès, aux œuvres lentes, d’une complexité décourageante. Or, son cinéma incite à se laisser porter, ce qui nous dépayse ne doit en aucun cas agacer mais fasciner. Ses films nous sont en réalité, directement adressés. 

En Thaïlande, la censure est coutume, et ce film n’y échappe pas. Selon Libération, « Les griefs seraient au nombre de quatre : un médecin et une jeune fille s'embrassant, des médecins buvant de l'alcool, un moine jouant de la guitare et un autre au yo-yo ! ». Face à ces demandes, le réalisateur écrira « Si mes créations ne peuvent pas vivre dans leur propre pays, pour quelque raison que ce soit, alors qu'elles restent libres. Puisqu'il existe d'autres endroits qui les accueillent généreusement pour ce qu'elles sont, il n'y a pas de raison de les mutiler par peur du système, ou par cupidité.». 


Ainsi, il adresse son œuvre au reste du monde, en dépit de son pays. À nous de ne pas subir l’absence de l’intrigue au cœur du récit, d’embrasser ce qui fait la force du cinéma en tant qu’art. Ne pas continuer de visionner le film pour savoir la suite mais pour apprécier le plan suivant, au même titre que le précédent, puis enfin, l’œuvre dans son ensemble. Tout cela est impératif.


« Vous, ce que vous inventez, ce n'est pas des concepts - ce n'est pas votre affaire -

mais des blocs de mouvements/durée. Si on fabrique un bloc de mouvements/durée, peut-être qu’on fait du cinéma. Il n’est pas question d’invoquer une histoire, ou de la récuser. Tout a une histoire. » Gilles Deleuze 


Si l’on considère que l’histoire est censée porter, on s’égare. Si l’on attend de comprendre par la suite, lorsqu’un plan n’a pas de but explicite (ou implicite et interprété clairement), on s’égare. Car en ce qui concerne Weerasethakul, tout est source d'émerveillement. Le plan en lui-même est l’un de ces blocs mouvements/durée et possède lui-même sa propre histoire. Bien entendu, puisqu’il y en a plusieurs, libre à nous de les mettre en parallèle. L’expérience est avant tout sensible et esthétique avant d’être intellectuelle. 

La durée des plans, mais aussi le son très minimaliste permettent de décupler les effets de cette expérience. Certains seront plus apaisés, confortables, tandis que d’autres en profiteront pour réfléchir à ce que l’œuvre met en place, cette même histoire racontée dans chaque plan. Parfois par les dialogues, mais aussi par les gestes, par l’ensemble du cadre. Il est souvent possible de s’interroger à son sujet car il a une place très étrange lors de la première heure. 


En effet, dans la quasi-totalité des plans, la moitié est laissée vacante de tous corps ou objets clés. Très souvent des fenêtres, majoritairement ouvertes, rarement fermées. Des échos architecturaux sont faits d’un plan d’intérieur à un autre. Lors d’une conversation sur l’herbe entre deux femmes, le plan est fixe, très large, plus de la moitié du cadre n’est qu’une herbe verdoyante. La même échelle de plan est adoptée lorsque l’infirmière parle de son amour passé. Ils sont tous deux sur un banc, entourés par d’immenses arbres. Comme si le lieu, en toute circonstance, avait tout autant d’importance que les personnages, si ce n’est plus. En se remémorant le générique, on peut même dire que le décor, est personnage principal de l’œuvre. 


La dernière scène de cette première partie est un chant du dentiste qui est sur scène, suivi d’un morceau à la guitare d’un ami à lui. Tout cela intersecté par des allées d’un marché, la nuit, où les gens passent. Une ambiance délicate et nostalgique.


Alors, s’amorce une répétition, où les personnages semblent être les mêmes, sauf celui fondamental, l’environnement. On assiste ainsi de nouveau à la première scène. Le champ et le contre-champ sont inversés par rapport à celle-ci. Les habits sont plus formels. Le lieu, moderne. Aux fenêtres, des immeubles. La pièce, une étendue de blanc. Les dialogues entre les personnages perdent en alchimie. 

Le même moine se fait opérer par le dentiste. Contrairement à la première scène, pas de dialogue à part quelques interjections. Le tissu qui bandait ses yeux est retiré à deux reprises par le patient. Le médecin est cette fois accompagné d’une assistante. La salle est d’un blanc étincelant et semble très high-tech. On ère ainsi dans cet hôpital bien plus organisé que le précédent, les lignes du cadre sont plus tracées, moins décousues. 


Weerasethakul : « Ici, la première moitié est pour ma mère, la seconde pour mon père. On peut dire aussi que la première partie recrée l'enfance et la seconde ma vision adulte. » (Libération)


Sa mère, médecin à la campagne. Son père, médecin à la ville. Le film propose une vision du monde très reculée. Comme à son habitude, la nature est sa source de bien être, celle de sa mère, de ses yeux d’enfants fascinés. Ces mêmes yeux qu’il tente de nous offrir. En revanche, la seconde que l’auteur rattache à son père, est adulte. Celle d’un homme voyant le monde différemment, en pleine évolution. 


Vers la fin, un couple s’embrasse dans l’hôpital. La femme change de lieu de travail pour une ville moderne, rempli de nouvelles constructions et technologies, et demande à l’homme s’il veut déménager pour la suivre. Il ne donne aucune réponse claire, mais n’est pas enjoué de la nouvelle. 

Simultanément à cela, l’œuvre dissimule des touches de comédie, dans ce monde pour lequel il ne semble pas éprouver un amour fou. Une vieille dame qui dissimule une bouteille d’alcool dans une prothèse, une médecine des chakras qui s’avère inefficace, un jeune homme qui joue au tennis seul dans un couloir d’hôpital, etc. 


Les dernières minutes, silencieuses, s’attardent sur l’environnement, de prime abord, plutôt inquiétantes. Les personnages que l’on connaît sont filmés longuement, dans des intérieurs sans fenêtre, seuls et pensifs. En fond un son calme et éprouvant. On balaye ensuite les sous-sols, sombres et brumeux. Or, sortant de cette brume mystérieuse, un aperçu de l’extérieur. Le son prend fin. Une paix s’instaure. Les êtres humains comme les paysages sont filmés tels qu’ils sont, sans a priori. Le film s’achève sur un rassemblement de gens effectuant une chorégraphie sur musique gaie, créant un effet comique.


Peut-être qu’au-delà de toute métaphore de nostalgie ou de pessimisme, Weerasethakul nous livre ici, à travers ce chef-d’œuvre, son point de vue le plus intime. 


Simon Hayter


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