Parler de cinéma, dans toute son épaisseur matérielle, qu’il soit fictionnel ou documentaire, c’est se confronter d’emblée à un problème d’appropriation des images filmées qui nous sont offertes. La réalité est en effet composée de différents tissus culturels et politiques, particuliers ou collectifs, qui sont tous l’objet d’un sens qui dépasse ceux qui y sont étrangers, ceux qui ne vivent pas dans le contexte matériel des situations vécues. Les imprimer dans l’objectif d’une caméra pour les associer à d’autres tissus et les proposer enfin à des spectateurs issus de groupes socio-historiques différents, c’est déjà s’approprier ces images. La question est alors : qu’est-ce qu’on en fait ? Comment composer des images qui sont issues du réel et qui sont, par nature, le regard d’un ou d’une cinéaste ? Comment exploiter leur malléabilité sans tomber dans une caricature vulgaire du réel, sans trop se l’approprier ?
Avec Les Feux Sauvages, la question de l’appropriation de la réalité se pose dès le début, lorsque l’on remarque le parti pris de mélanger deux natures différentes d’images : l’image-documentaire avec l’image-fiction. Cette alternance constante que Jia Zhangke fait des deux se justifie dans le passage physique du temps, du début des années 2000 jusqu’à nos jours. Temporalité non trafiquée, puisque le cinéaste s’appuie d’images avortées d’anciens de ses projets : scènes coupées, images coupées ou alors scènes complètes. L’appropriation est donc double : il s’agit à la fois de s’approprier une réalité précise en la mélangeant avec la fiction et de s’approprier des vestiges de sa propre carrière. Le film fait alors effet de méditation cinématographique temporelle, autrement dit de mise en perspective de la carrière du réalisateur avec l’environnement qui l’entoure. Cette prise de recul opérée par le cinéaste chinois est réussie dans son refus de poser un regard arbitraire sur le réel, qui consisterait à tomber dans le piège narratif, à expliquer les images et à ancrer le spectateur dans des situations plutôt que de l’immerger dans des ambiances. Car oui, il s’agit surtout d’une affaire d’ambiances. Cela évite l’un des défauts les plus néfastes de l’appropriation : celui de l’identification du spectateur à des personnages et personnes que nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas connaître. Ne pas nous ancrer dans des réalités contemplatives signifie comprendre qu’il y a un contexte socio-politique à connaître pour comprendre pleinement la réalité dont nous sommes témoins pendant un instant. Ainsi se justifie le travail sur l’ambiance : accéder à un élément de vie, un élément de communauté tout en nous remettant à notre place de spectateurs. Associer deux images de nature singulièrement différente, et même les lier par la présence d’une même actrice dans les deux, revient à questionner l’ambiance qui les composent.
Mais, si ce questionnement du mode de vie chinois par l’ambiance se pose, si l’image est élevée à un processus de non-identification, de distanciation, c’est pour tomber dans un piège : celui de ne pas savoir nuancer avec les images, de les placer trop loin du spectateur. Les Feux Sauvages opte en effet pour un fonctionnement passif, voire malhonnête, de l’association image-fiction et image-documentaire. L’ambition ne sert alors pas tant à porter un commentaire politique ou social sur les situations filmées que justement à mettre le spectateur dans des conditions particulières, fluctuantes et incertaines. Faire cela permet à Jia Zhangke de créer un style, de justifier le temps qui passe et la carrière cinématographique qui mûrit. L’ambition du cinéaste est donc de plonger le spectateur dans une incertitude de plus en plus grande quant à la nature-même de ce qu’il est en train de regarder. Le tout dans l’excuse de créer une atmosphère, une aura filmique. « Qu’est-ce au fond que l’aura ? Un singulier entrelacs d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il ». Cette définition donnée par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique illustre très bien le souci principal du long-métrage. Mettre le spectateur à distance des images, mais pas dans une logique brechtienne, dans une logique de flou : essayer d’atteindre quelque chose qui n’est pas atteignable. Et qui, pour cause, ne veut pas être atteinte.
Les Feux Sauvages trouve ainsi son potentiel réduit à une simple “ambientation”, à une ambition métaphysique d’un auteur qui ne sait pas quand il faut agir sur l’image et quand il faut la laisser vivre par et pour elle-même. Jia Zhangke vient sans cesse accorder la réalité à ce qu’il veut raconter dans sa fiction. Là se trouve une appropriation malsaine de l’image. L’utilisation de l’image-documentaire ne saurait être réduite à une simple illustration d’une idée, mais doit être élevée comme concept à part entière, amenant une réflexion plus large à partir de situations particulières.
Aristão de Souza Barrozo
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