J’ai découvert Sylvia Plath à dix-sept ans en même temps que beaucoup de jeunes filles. Comme la plupart d’entre elles, je me suis plongée dans l’intégralité de son œuvre en essayant désespérément de comprendre cette femme pleine d’amour et de tendresse, pourtant agitée par une fascination morbide pour le suicide et les dégâts de la guerre. Nombreuses sont les études sur la poétesse qui refusait selon ses propres mots d’être médiocre. Bien que désireuse de devenir la plus grande poétesse des États-Unis, elle a dans ses travaux la tête tournée vers l'Europe. En effet, elle entretient un lien étroit avec l’Europe de l’Est. Elle s’intéresse à l’Autriche, dont est originaire sa famille, et à la Pologne, grande victime de la Seconde Guerre mondiale. L’Est est un motif récurrent dans sa poésie. Cependant, jamais elle n’y pose le pied. Elle se lie à la France et à l’Italie où elle va régulièrement séjourner, et éternellement à Londres qu’elle a habité pendant dix ans et jusqu’à sa mort. L’intérêt de Sylvia pour le continent est en grande partie motivé par le fait que c’est là que ses auteurs favoris ont vécu, et pour des raisons plus obscures, que se trouvent les gisements de la Seconde Guerre mondiale. Pour comprendre la poétesse nomade, il faudrait partir du début, de sa petite banlieue de Boston jusqu’à Londres en traversant New York, Cambridge, et en se permettant des escales en Italie et en France. C’est ce qu’a nécessairement fait Rose Leiman en composant la pièce originale Letters Home. En s’éloignant de l’image du suicide au gaz de “la femme de Ted Hughes”, poète britannique de génie, nous écoutons la dense histoire de Sylvia, au-delà de Ted, rapportée par la lecture d’une infime partie de ses quelque six cents lettres profondément lyriques à l’attention de sa mère.
Le film que fait Akerman de la pièce mise en scène par Françoise Merle est à imaginer comme tel, plutôt que comme un travail de captation. Il faut relever que l’inédit du film Letters Home réside dans l’approche de captation de la réalisatrice qui grimpe sur scène pour filmer une pièce dans une salle dont l’audience est absente et dans laquelle elle joue avec les échelles de plans, la focalisation, l’effet de champ contre-champ… Cela est sans compter le travail de montage visuel et sonore de Claire Atherton qui a joué un rôle crucial dans le rendu du film. C’est tout cela qui en fait un film adapté d’une pièce plutôt qu’une captation ordinaire. Dans Letters Home, Delphine Seyrig et sa nièce Coralie incarnent Aurelia et Sylvia Plath dans l’intimité de leur relation épistolaire qui aura duré des dix-sept aux trente ans de la jeune femme. Bien que publiées à l’initiative de Hughes, dont elle a vécu dans l’ombre pendant des décennies, les lettres semblent avoir été volées tant elles sont intimes. Et c’est le parti qu’Akerman prend en choisissant une pellicule de qualité médiocre dont le grain nous irrite les yeux, comme si nous regardions sur un grand écran un film volé. On y voit une netteté négligée et des couleurs altérées, il est difficile de se sentir à l’aise de s’insinuer dans l’intimité de cette correspondance. C’est dans ces conditions, dans le choix du matériau, dans l’espace clos d’une scène de théâtre que treize ans s’écoulent pendant que nous écoutons les mots écrits par Sylvia depuis la bouche de Coralie et de Delphine Seyrig. Le choix de la scène comme lieu et unité est contrarié par les choix filmiques d’Akerman. La claustrophobie de l’espace permet de faire émerger toute l'ambiguïté de la relation entre les deux femmes. Leur échange épistolaire mêle intimité et rejet, fragments et vue complète.
On sent avec malaise que le personnage d’Aurelia au premier plan est coupable et à la fois inquiet. Elle s’obstine à nous mettre sous le nez la mort du père tandis que Sylvia l’implore. “Chère Maman, chère maman… Maman !”. Coralie joue la poétesse avec le dynamisme d’une jeune fille et la maturité d’une femme. Pour lutter contre l’obscurité produite par l’éclairage de la scène, elle saute, bouge, déblatère et parle fort depuis son coin d’ombre pour attirer l’attention de sa mère sous la lumière. Aurelia, peut-être par pudeur, ne parle jamais directement à Sylvia. Alors, mère et fille se répondent par accident, parlent l’une par-dessus l’autre et se complètent dans le dialogue, toujours maladroitement entrelacées. C’est ainsi que la symbiose du son frustre et captive. Si l’on sent la tendresse qu’elles éprouvent l’une pour l’autre, la solitude de la poétesse et de la mère demeure, la gêne d’Aurelia dérange et les confidences de Sylvia bouleversent. Les moments difficiles sont narrés par la mère avec un ton grave qui communique détresse et désarroi face aux comportements extrêmes et changeants de Sylvia. Musique, silence, reprise : Akerman joue avec nos sens. Tout l’enjeu de la mise en scène repose sur l’attribution d’un espace défini à chacune des femmes. Akerman à la caméra nous met sous les yeux ce qu’elle veut que nous voyions, ou à l’inverse nous accorde des moments de relâche lors desquels notre regard est libre. Nous pourrions presque envie de fermer les yeux par moments, guidés par la musique, fatigués du mouvement des personnages. C’est parce que l’image et le son se complètent de façon si pertinente, l’un prenant le dessus sur l’autre lorsque c’est nécessaire, que l’on peut se laisser porter par une harmonie d’évidence.
Si l’on est familier de l’œuvre de Plath, on l’appellera familièrement Sylvia. En seulement trente ans de vie, elle a pu laisser derrière elle une masse de poèmes classés et soignés et une pile de lettres qu’elle a chargées de talent malgré leur caractère confidentiel. À cela s’ajoute son roman autobiographique The Bell Jar dans lequel elle confie avec humour et ironie l’épisode dépressif qu’elle avait traversé à vingt ans, dix ans avant son suicide. Letters Home nous aide alors à y voir plus clair dans la chronologie de l’œuvre de Plath, à entrelacer sa poésie et sa vie, sa dramaturgie et son quotidien. Sylvia les aurait sûrement appelés “le théâtre de sa vie”. La résurgence de ses travaux ces dernières années s’explique par le caractère intemporel de ses écrits, sa personnalité complexe et ses désirs impudiques cachés derrière une timidité attendrissante. Chaque femme peut se projeter en elle, et Akerman en fait partie. Dix ans plus tôt, elle réalise News From Home dans lequel elle lit les lettres que sa mère lui a écrites lorsqu’elle vivait à New York. Letters Home s’ajoute donc comme une suite au film précédent. Il est flagrant que la réalisatrice s’identifie à Plath et trouve dans la pièce de Leiman une correspondance avec sa propre vie. Mais contrairement au cas d’Akerman, c’est Sylvia qui implore sa mère et non l’inverse. Dans un sens ou dans l’autre, la solitude, la maison, la distance ou la séparation restent les motifs au cœur du cinéma d’Akerman. Nous pourrions nous permettre de penser qu’elle s’est précipitée sur l’opportunité de pouvoir non seulement capter mais filmer Letters Home en y ajoutant son propre lyrisme. Peut-être le contenu de ces lettres est-il ce qu’elle aurait voulu répondre à sa propre mère lors de ses années à New York…
Et si Sylvia “ne parlera plus jamais à Dieu” après la mort de son père, insatisfaite du silence de sa mère, elle nous parle à nous. Ses regards caméra sont frappants, ses expressions du visage sont impudiques : sourcils froncés, écume aux lèvres et regard défiant. Chez Aurelia, c’est la gravité de la mort. La mise en scène de Françoise Merle met en exergue le calme olympien d’Aurelia contre la passion déchirante de Sylvia. Akerman intervient avec sa caméra et sa poésie pour ajouter sa pierre à l’édifice, sur le tombeau de Sylvia Plath dont le fantôme hante l’Histoire de la poésie contemporaine états-unienne. Dans Letters Home, l’œuvre de la plus grande poétesse des États-Unis passe de main en main sans jamais s’éroder grâce aux soins portés par Leiman, Merle puis Akerman à la mémoire de Sylvia.
Par Macha Mérel
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