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Miséricorde ou Alice au pays de l’étrange

  • Stella Parisi
  • 13 nov. 2024
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 3 févr.

Dans un petit patelin dans des Cévennes, Jérémie, un charmant boulanger installé en ville, déterre ses souvenirs de jeunesse en retournant dans son village natal suite au décès de son ancien patron et ami. Les jours et les années passent, mais rien ne change dans cette campagne. Sauf la tension qui court et rampe à travers les sentiers sinueux d’une farce aussi burlesque que macabre.


Lors de son séjour dans le village, Jérémie sera amené à vivre (ou provoquer) une série d’éléments plus étranges et malsains les uns que les autres. Il se trouvera également confronté aux secrets les plus sombres enfoui au fond de chacun, ceux qui nous poussent à vouloir sauter d’un pont ou d’une falaise lorsqu’on se trouve trop près de son bord. Lorsqu’il tue son ami d’enfance, c’est le début du chaos qui se formera en même temps que semble se former dans le village une micro-société hors du temps, aux mentalités atypiques libérées de toute pudeur urbaine prétentieuse. Car en effet, Miséricorde retrace le train-train de populations rurales enfermées dans leur propre réalité sans dépendre de quelque instance extérieure. C’est un film purement anti-parisien, qui montre avec beaucoup de modestie le quotidien de la vie à la campagne, et la redondance de leur existence. Pas d’artifices, que des champ contre champ et des plans fixes. Tout est nature, tout est brut et pourtant tout sonne faux. Guidés par des silences lourds et un découpage humble, on avance avec méfiance dans une pente ascendante de malaise, avec une répétition d’une poignée de plans à l’identique nous aspirant dans une boucle infernale.


Alain Guiraudie nous présente ici une nouvelle fable populaire, poignante et immorale, et nous transporte dans un voyage de l’absurde ayant pour dernier arrêt la découverte de notre nature en tant qu’êtres primaires. Son casting cinq étoiles n’est sûrement pas étranger à l’efficacité avec laquelle le film nous entraîne dans son périple loufoque. Félix Kysyl, dans le rôle principal, nous embarque complètement grâce à sa froideur brillante et resplendit dans son rôle de messie pasolinien. Il est un tout pour les habitants du village et semble représenter une sorte d’idéal. Il est amant, ami, fils, voisin, jusqu’à être élevé au rang de gourou au pouvoir de manipulation tentaculaire et mystique. Ce Cthulhu aux yeux bleus et aux beaux cheveux blonds tisse sa toile stratégiquement et aspire les âmes de chaque habitant du village en s’assurant de ne laisser personne hors de son contrôle. Cependant, bien qu’il soit un manipulateur habile, tout porte à croire qu’il ne sévit pas avec volonté de nuire mais simplement en quête d’amour, au même titre qu’il ne tue pas parce qu’il est un meurtrier mais parce qu’il n’est que désir, désir que le monde tend à comprimer. Il manipule émotionnellement toute personne capable d’aimer afin de propager sa religion.



Car avant tout, Miséricorde est un périple à travers une nouvelle religion, celle de l’immoralité et de l’amour charnel. Guiraudie procède à un détournement malicieux de la chrétienté, de l’amour de Jésus, au profit de l’amour de la chair et de l’homme. Si les chrétiens sont prêts à tout pour prouver leur amour à leur Dieu en érigeant des temples à des milliers de mètres d’altitude dans les terrains les plus périlleux, il en est de même pour les disciples de la religion de Jérémie dans laquelle le désir souverain est le principe guidant toute action. C’est justement en suivant ce mot d’ordre que le film se permet de s’aventurer sur des sentiers aussi sinueux et escarpés pour mener à des souterrains où règne l’anarchie des sentiments. Les règles de la morale sont sans arrêt repoussées au nom de cette lutte acharnée du désir contre les principes de la bienséance, à commencer par l’usage des corps et de la nudité. La surreprésentation de la nudité et l’usage des corps ici ne sont pas plus gratuits qu’anodins. Tout est pensé de sorte à soulever les estomacs et à provoquer l’indignation, art dans lequel personne n’avait autant excellé auparavant que Pasolini. C’est alors que Guiraudie s’élève lui même au stade de disciple du maître italien, avec son style bien à lui et sa manière de se réapproprier le thème de la liberté sexuelle. En gommant toute notion d’intimité entre ses personnages (par exemple à travers les nombreuses scènes d’intrusion dans le lit où tout le monde se retrouve pour des raisons douteuses à se glisser dans le lit des autres), il trace les contours d’une utopie dressant la liberté sexuelle comme principe inhérent à la société. On réalise que plus l’histoire avance et plus la notion de justice devient dérisoire pour laisser place à une anarchie des sentiments. On assiste médusés à la transformation d’un petit village où tout répond au politiquement correct à un carnaval du blasphème avec beaucoup de finesse et au bout du compte, on ne sait plus si cette vision relève du rêve ou du cauchemar.


Si Miséricorde n’est qu’une géante farce où tout est jeu et alibi et où l’acte même de tuer devient dérisoire, il n’en reste pas moins une apologie de l’amour pur et désintéressé. Rien ne semble être sujet assez sérieux pour détourner les personnages de leurs pulsions, et c’est la prolifération de ce désir fatidique qui pousse les personnages aux actes les plus pervers et dépravés. Pour cela, cette fable immorale signée par le réalisateur de L’Inconnu du lac pourrait bien se révéler être le sauveur du film d’auteur français de ces dernières années. Pour comprendre Miséricorde, il est nécessaire de se laisser surprendre par sa folie et de l’embrasser comme elle nous embrasse, au risque de passer complètement à côté d’une expérience immersive merveilleuse au pays de l’étrange.


Stella Parisi

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