"Personne n’y comprend rien" de Yannick Kergoat
- Céline Blanc
- 19 févr.
- 5 min de lecture
Lorsque Nicolas Sarkozy a été élu en 2007, j’avais deux ans. Mon premier véritable souvenir de lui remonte à 2012, lors de sa défaite face au candidat du Parti socialiste, François Hollande, à l’occasion des élections présidentielles. Après cela, son nom n’a cessé de réapparaître dans les médias, toujours accompagné des mêmes mots : "financement” et “campagne”. Mais de quel financement parle-t-on ? Et pour quelle campagne ? Celle de 2007 ou de 2012 ? Je n’y comprenais rien. Du moins, jusqu’à maintenant.
Alors que s’est ouvert le 6 janvier 2025 le procès de Nicolas Sarkozy, voici que, deux jours plus tard, a officiellement été diffusé dans les salles de cinéma le documentaire Personne n’y comprend rien réalisé par Yannick Kergoat. Il semble avant tout nécessaire de rappeler les raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy est jugé. L’ancien président français, dont le procès durera jusqu’au 10 avril, est accusé des faits suivants : corruption passive, association de malfaiteurs, financement illégal de campagne électorale et recel de fonds publics libyens. Il est notamment soupçonné d’avoir établi une relation inconnue au grand public avec l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi afin de percevoir de la part de celui-ci un soutien financier conséquent pour sa campagne électorale de 2007.

Bien qu’il soit de nature pédagogique, le documentaire maintient un ton engagé. On n’en attendait pas moins du réalisateur également à l’origine du reportage Les nouveaux chiens de garde (2011). Le cinéaste ainsi que les deux journalistes de Médiapart, Fabrice Arfi et Karl Laske, ne se contentent pas seulement d’exposer les faits mais pointent du doigt les failles des relations entre affaires politiques et médias. D’ailleurs, le fait qu’aucune salle des cinémas MK2, détenue par Marin Karmitz, ancien délégué général du Conseil pour la Création Artistique nommé par Nicolas Sarkozy, n’ait projeté le film pourrait être le reflet d’une proximité toujours plus forte entre pouvoir politique et influence médiatique. Pour aborder ce sujet, nous verrons arriver à l'écran plusieurs intervenants, dont Julia Cagé, économiste française mais également auteure de l’ouvrage Sauver les médias (Éditions Seuil, 2015).
Ainsi vient un des points forts du film : ses intervenants. Magistrats, journalistes, experts et civils, tout y est. Cette pluralité permet d’apporter plusieurs regards sur cette affaire complexe. Chaque acteur possède ses motivations et est confronté à des enjeux différents. C’est là que l’on comprend l’immensité du scandale, celui-ci nous touche autant en tant qu’individu qu’en tant que société. Comment la relation entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi a-t-elle pu affecter les proches des victimes de l’attentat du DC10 de 1989 ? En quoi cette affaire est-elle une réelle bataille pour les magistrats qui ont vu leur motivation de justice être remise en cause à maintes reprises ? Pourquoi la forte proximité des médias et des politiques pose-t-elle problème ? Une telle complexité nous amène à nous demander comment, en seulement une heure et quarante-trois minutes, le film parvient-il à rendre ces enjeux accessibles aux spectateurs.
C’est la rythmique du film qui permet au cas Sarkozy - Kadhafi d’être mieux intelligible. Elle s’apparente à celle d’un polar, notamment grâce aux sons utilisés et aux nombreux rebondissements de l’histoire. Ainsi, les titres accordés à chaque partie de l’enquête pourraient appartenir aux chapitres d’un bon Agatha Christie et le public se verra transporté dans la peau d’un Hercule Poirot, tentant alors de reconstituer toutes les pièces de ce dossier rocambolesque. La chronologie est bien expliquée, sa progression est claire, découpée en étapes clés, ce qui permet au spectateur de ne pas se noyer dans ce flot d’informations. Pour appuyer ses propos, le documentaire n’hésite pas à montrer aux spectateurs le maximum d’archives possibles, dont des extraits de journaux télévisés, des entretiens ou encore des retranscriptions d’appels téléphoniques. Autant d’éléments concrets qui donnent du poids au récit et immergent le spectateur dans l’affaire. Outre le thriller, le film frôle parfois même la comédie. Les spectateurs feront probablement échapper quelques ricanements face à certains moments cultes du personnage de Sarkozy tels que son célèbre “Quelle indignité” prononcé en 2016 lors d’un débat télévisé opposant les sept candidats de la primaire à droite, et également face au caractère absurde des propos parfois avancés dans le cadre de ce dossier. Grâce à sa documentation précise et sa narration rythmée, Personne n’y comprend rien ne se contente pas d’expliquer cette affaire politico-financière complexe : il embarque le spectateur dans une enquête captivante, où chaque révélation soulève de nouvelles interrogations.
Et des interrogations, le personnage qui en a le plus est le principal intéressé : Monsieur Nicolas Sarkozy. Celui qui y comprend le moins, c’est lui, il affirme d’ailleurs que “si vous trouvez un Français qui comprend ce qu'on me reproche, il est beaucoup plus intelligent que moi". Toutes ses déclarations sont emplies de doute, d’incompréhension mais surtout d’indignation. Pour lui, “il n'y a que la haine, la boue, la médiocrité [et] la calomnie” dans toute cette histoire. Maintenir le doute dans les situations de crise pour éloigner le public, l’empêcher de prendre part au débat politique qui paraît dès lors trop complexe, ce n’est pas une méthode nouvelle. Chaque nouvelle révélation s’est heurtée à des contre-discours, des démentis et des versions contradictoires, rendant l’affaire de plus en plus floue aux yeux des citoyens. Lorsque le flux d’information est trop dense, nous avons tendance à nous sentir submergés au point de ne plus chercher à comprendre, reportant alors notre attention sur un objet nous paraissant moins compliqué. Mais cette attitude ne profite qu’à ceux qui font l’objet d’une accusation. Alors non, cette affaire n’est pas trop complexe pour nous. Non, celle-ci n’est pas réservée aux experts. Oui, elle vous concerne, beaucoup d’entre vous l’ont vécu, certains de manière strictement personnelle, d’autres à travers leurs aînés.
Ce documentaire est le fruit d’une décennie d’enquête, ce qui se ressent tout au long du visionnage. Il constitue un manuel pour ceux qui n’ont que de faibles connaissances sur ce scandale d’État et un rappel pour ceux souhaitant se remémorer les faits afin de mieux suivre le procès en cours qui s’annonce houleux. Par ses intervenants, son rythme et sa documentation, le film nous permet de mieux saisir l’ampleur des événements passés comme présents. Personne n’y comprend rien est l’histoire d’un combat: celui pour la presse libre et pour l’accès à l’information la plus transparente possible. Mais la bataille n’est pas terminée; elle est permanente et le contexte géopolitique mondiale dans lequel nous vivons nous pousse à croire qu’elle sera de plus en plus intense au fil du temps. Je vous invite alors à prendre deux heures de votre temps afin de comprendre cette histoire car essayer de la comprendre, c’est déjà refuser l’indifférence.
Céline Blanc
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