top of page

The Substance de Coralie Fargeat: Dark Fantasy

Bassem Branine, Samy Najid

Sorti sept ans après son premier long métrage Revenge, The Substance, le nouveau film de Coralie Fargeat, s’inscrit résolument dans la continuité de son prédécesseur en jouant à la fois sur l’utilisation et la déconstruction des codes propres aux genres et sous-genres cinématographiques. Là où Revenge adoptait la structure et les conventions du rape and revenge pour mieux les détourner en une réflexion incisive sur le regard masculin porté sur le corps féminin, The Substance prolonge cette démarche en s’attaquant à un autre sous-genre : le body horror. Ce nouveau film va cependant au-delà de son aîné en approfondissant son propos, s’attaquant non seulement au male gaze, mais également à des problématiques plus larges liées à l’industrie du divertissement. Celle-ci, véritable machine à produire des illusions aliénantes, est ici explorée dans sa manière d’exploiter et de façonner les icônes féminines selon des mécanismes implacables.Comme le souligne le personnage d’Harvey dans le film — dont le patronyme n’est pas sans rappeler celui d’un producteur aujourd’hui incarcéré —, une actrice de plus de cinquante ans ne vaut plus rien. Les icônes et stars féminines, au sein d’une société capitaliste libérale fondamentalement dominée par des hommes, se réduisent à de simples objets de consommation, voués à l’obsolescence dès lors qu’elles deviennent « avariées » et jugées inutiles. Quelle meilleure manière, alors, de représenter cette logique d’exploitation qu’en opposant deux actrices hollywoodiennes de deux générations distinctes : Demi Moore, 61 ans, figure emblématique et sex-symbol des années 90, qui incarne Elisabeth Sparkle, et Margaret Qualley, 30 ans, qui interprète son alter ego Sue, et qui s’est illustrée dans divers rôles marquants à la fin des années 2010 et au début des années 2020 (Once Upon a Time in Hollywood, Poor Things, The Nice Guys…).


Pour illustrer cette évolution, un travail méticuleux sur le corps a été réalisé, tant sur le plan visuel que sonore. Chaque partie des corps des deux actrices est minutieusement scrutée à travers une courte focale, mais le regard porté sur elles diffère fondamentalement. Il se révèle sobre, voire empreint de bienveillance, lorsqu’il s’agit de l’œil de la réalisatrice qui s’attarde sur Demi Moore, mettant en lumière les multiples nuances de son corps et les traces laissées par le passage du temps. Moore elle-même a confié, à plusieurs reprises en interview, combien l’exposition de son corps durant le tournage s’était révélée éprouvante, la poussant jusqu’à ses derniers retranchements face au regard qu’elle portait sur elle-même. À l’inverse, ce regard devient sensiblement plus insistant, presque voyeuriste et gras, lorsqu’il s’imprègne de la perspective masculine, comme en témoignent les divers shows d’aérobic de Sue ou encore cette image récurrente : un objectif tenu par un homme, braqué sur elle, ainsi que sur le spectateur avec insistance. Son corps, ses mouvements, ses fesses sont scrutés dans leurs moindres détails et sous différents angles. L’ensemble est porté par une esthétique pastel et rose-bonbon, qui évoque immédiatement l’univers du film Barbie de Greta Gerwig, accompagnée d’un montage clipesque au rythme synesthésique et de percussions musicales synthétiques. Cette image récurrente, d’une focale scrutant un corps, fait donc écho au male gaze, et rappelle une des premières scènes de Revenge, où un des antagonistes observe Jennifer exécuter une danse sensuelle à travers ses jumelles. Toute la force de The Substance réside dans l’utilisation de codes et d’esthétiques pour les détourner et en révéler la perversité sous-jacente. À l’image de Spring Breakers d’Harmony Korine, qui s’empare des codes clipesque d’une époque pour en exposer l’obscénité, la mise en scène et l’esthétique de The Substance dépeignent le vide, l’aspect mécanique et repoussant d’une représentation fantasmée du corps féminin. Dans ce film, Sue n’est qu’un reflet idéalisé du fantasme d’une société masculine, et elle l’épouse pleinement en s’imprégnant de celui-ci, comme en témoigne la scène en plan zénithal où elle s’allonge au ralenti sur son lit drapé de tissus noirs, une image qui fait écho au fantasme de Lester pour Angela dans American Beauty. Elle n’est qu’un corps mécanique en mouvement, et, pour utiliser des termes clouscardiens, une silhouette de mode, issue du fantasme phallocratique, ce qui est littéralement représenté dans le film, où les fesses de Sue sont comparées à celle d’une mannequin de vitrine. Cette image peut rappeler cette citation de King Kong Théorie de Virginie Despentes, qui peut facilement synthétiser la représentation de la femme dans The Substance : « Ça vaut le coup de porter des tenues inconfortables, des chaussures qui entravent la marche, de se faire péter le nez ou gonfler la poitrine, de s'affamer. Jamais aucune société n'a exigé autant de preuves de soumission aux diktats esthétiques, autant de modifications corporelles pour féminiser un corps. ».



Mais, à force de poursuivre la quête de la perfection, on finit par se perdre soi-même. À l’instar du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, l’obsession pour la beauté superficielle ne fait que dévoiler une certaine monstruosité, une thématique qui sera développée plus en détail dans les paragraphes suivants, lorsque les références du film seront abordées. Le film se conclut sur une scène grotesque, jouissive et débridée, où après un bain d’hémoglobine, le visage d’Elisabeth Sparkle finit par s’imprégner sur son étoile hollywoodienne écornée, une image qui fait directement écho à la représentation de Méduse par Caravage.


Les références artistiques du film ne se limitent pas seulement à la peinture ou à la littérature mais vont directement toucher au cinéma, révélant ainsi toute sa substance.


Celà n’aura guère échappé à l'œil aguerri du cinéphile que The Substance est de fait un film qui puise dans l’Histoire et la mythologie du Septième Art. Or à la différence d’autres films dits de “citations”, le magnum-opus de Coralie Fargeat ne se contente pas d’imiter, copier, citer d’autres films par pur plaisir ou par recherche de légitimité artistique. Ici, elle se les approprie et les remanie afin de délivrer son propos avec panache. Le film est une critique viscérale des standards de beauté incombés aux femmes, notamment par Hollywood. Il est dès lors judicieux de citer, s’approprier et détourner des œuvres cinématographiques issues de cette industrie. Cependant, il est important de préciser que les œuvres citées ne sont pas celles qui ont bâties ses normes mais plutôt celles dont les thématiques appuient et soutiennent le propos de The Substance, directement ou indirectement.


La réalisatrice possède ici trois références majeures, trois cinéastes légendaires dont elle cite les œuvres dans son récit. Le premier, et le plus évident compte-tenu de l'appartenance du long-métrage au genre du body-horror, n’est nul autre que David Cronenberg. Au-delà de ses déformations corporelles toutes plus grossières et hideuses les unes que les autres, le film partage une thématique profondément ancrée dans le cinéma de Cronenberg : la métamorphose. Tantôt celle d’un plaisir décadent comme dans CRASH, tantôt physiquement grotesque comme dans The Fly. Les films du réalisateur se saisissent de la problématique de la transformation humaine, aussi bien morale que physique et posent de profondes réflexions sur l’étendue de l’hybris de l’homme. Dans The Substance les métamorphoses charnelles comme psychiques sont explorées au travers de la quête incessante de beauté et de reconaissance d’Elisabeth.



Le second est David Lynch. Plusieurs de ses œuvres sont référencées dans The Substance : Mulholland Drive, Wild at Heart, Elephant Man… Mais il y a bien un film du réalisateur suréaliste dont Fargeat prend une inspiration évidente: Lost Highway. L'élément visuel le plus important nous évoquant le film de Lynch, copié quasiment à l’identique n’est nul autre que l’autoroute. Elle apparaît lorsque Elisabeth transvase sa conscience pour la première fois dans le corps de Sue. Celà n’est vraiment pas anodin car dans Lost Highway, cette même autoroute sert au protagoniste afin de voyager dans les confins de sa psyché. Les deux films racontent des histoires centrées autour de personnages fuyant  leurs identités et leurs vies peu séduisantes.  Ils se transforment alors en versions idéalisées d’eux même afin de vivre une existence fantasmée. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit le long-métrage de Lynch le plus cité dans l'œuvre de Coralie Fargeat. Or dans les deux œuvres, la réalité idéalisée finit tôt ou tard par s’écrouler…


Enfin, le troisième réalisateur, le plus cité dans The Substance, est l’illustre Stanley Kubrick. Les toilettes et les couloirs rappellent bien évidemment ceux de l'hôtel Overlook dans The Shining, mais c’est bien 2001 L’odyssée de l’espace que la réalisatrice évoque le plus généreusement. Le film traite de l’évolution et du renouveau du genre Humain, thématique détournée et poussée à l’horreur dans le long métrage de Fargeat. L'occurrence la plus notable est sans l’ombre d’un doute la séquence finale où se joue Ainsi parla Zarathoustra de Richard Strauss. C’est une adaptation orchestrale de l’ouvrage éponyme de Friedrich Nitzsche où il développe le concept de Surhomme, l’idée d’une évolution ultime de l’être humain. Dans le film de Kubrick, la composition classique est jouée lorsque les premiers humains découvrent les outils et marque ainsi le début de notre longue quête de progrès technique, or dans The Substance son usage est tout à fait détourné. Le thème de Strauss est joué lorsque Elizabeth atteint sa forme finale, sa forme la plus monstrueuse, et prend ici une teinte tout à fait ironique compte tenu de ce qu’il incarne. Ici, il ne marque pas l’évolution de la protagoniste, mais véritablement sa régression et sa chute la plus brutale…


D'autres références peuvent être repérées dans le long-métrage, notamment à Carrie de Brian de Palma ou comme évoqué précédemment, American Beauty de Sam Mendes. Coralie Fargeat réussit ainsi la prouesse d’un exercice de citation pertinent, fondé et servant à chaque instant son propos, chose que peu de réalisateurs arrivent à faire, tombant souvent dans l'écueil de la nostalgie voire pire, de l’élitisme… 


Bassem Branine et Samy Najid


Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page