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Trois Amies, d’Emmanuel Mouret : Discussions, doutes et légèreté

Aristão de Souza Barrozo

Avec Trois Amies, Emmanuel Mouret (Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, 2020, Chronique d’une liaison passagère, 2022) se détache enfin de ce qui enfermait son cinéma dans une limite destructrice : Paris, plus précisément l’aura bourgeoise dont la Ville Lumière peut s’entourer lorsque l’on s’attaque à des sujets aussi vagues que l’amour. L’abandon de cet environnement extra-bourgeois pour se concentrer sur un lieu un peu plus « simple » (Lyon) avec des personnes un peu plus « simples » (à l’échelle de la simplicité de Mouret – c’est-à-dire la classe moyenne issue de la petite bourgeoisie) ne pouvait être que bénéfique au style du cinéaste, car il ne limite plus la complexité des rapports amoureux à seulement une certaine classe sociale haut-placée. Il ouvre désormais cette complexité à une perspective davantage universelle, puisqu’on peut accueillir les paroles avec bienveillance, sans s’agacer de leur aspect vain et prétentieux que leur conférait la classe sociale des personnages de ses précédents films. Cela permet de mieux saisir l’importance des Mots, ce qui est très important chez Mouret car il en fait le centre de son cinéma.



Si on peut reprocher au film sa structure narrative maladroite en fragments de récits, à la fois liés et indépendants, Mouret donne cependant une leçon de mise en scène de la parole. La caméra va accompagner les conversations, leurs fluctuations et le trouble qu’elles suscitent chez les personnages. Ainsi, on ne suit pas tant les déplacements des protagonistes que le mouvement de leurs mots : suivre la circulation d’un personnage dans l’espace n’a de sens ici que dans la mesure où il parle. La caméra suit celui qui détient la parole, le place au centre de son image, car ce qui intéresse le réalisateur c'est la façon dont les individus déploient les mots pour essayer d’expliquer leurs sentiments ambiguës. Quand celui qui parle se trouve caché par un élément du décor ou par le hors-champ à des moments isolés de la conversation, cela illustre justement le trouble que cette dernière crée dans son intériorité ainsi que l’appel d’une réaction de l’interlocuteur, ce qui permettrait de fertiliser l’échange. Dans Trois Amies, la parole est une affaire de doutes, ou plutôt de leur matérialisation ; elle est ce qui vient les concrétiser et souligner les contradictions qui les font naître. C’est pour cela que le silence, la disparition provisoire de celui qui parle de l’image, est aussi pesant : l’appel à la réaction est répondu par l’incompréhension, par la posture gauche de celui qui reçoit la parole, qui ne sait pas comment agir face au trouble que la discussion lui impose.



Une affaire de doutes et de troubles donc, cette parole, illustrée par les mouvements permis par la mise en scène. Car, oui, chez Mouret, la caméra aime se déplacer dans l’espace : cela permet d’ajouter du mouvement dans la discussion, de dynamiser une ambiance tendue et complexe, de suivre les déplacements inquiets des personnages dans leur environnement. Tout cela passe par le Plan Séquence, qui permet d’ajouter à la scène une continuité spatiale et temporelle qui va ancrer les individus dans leurs lieux du quotidien. Cet ancrage va affirmer leur trouble et le déséquilibre entre eux, dans la mesure où leurs conversations vont remettre en cause non seulement la nature de leurs relations mais aussi tout l’environnement qu’ils ont construit depuis des années. Que ça soit dans la vaste géographie de la ville Lyonnaise, ou bien dans l’intimité des appartements, la parole vient traverser spatialement les habitudes qu’elle bouleverse par son exercice. Cela fait l’effet d’un bilan de toutes ces choses que les protagonistes ont bâties ensemble et qui sont déconstruites par un « simple » jeu de langues. Les quelques exceptions de mouvement de caméra – ou plutôt, de non-mouvement – viennent renforcer cette idée. Dans des scènes de discussions se déroulant dans des lieux qui sont inconnus des personnages, la caméra reste fixe, du moins davantage resserrée sur les acteurs. Comme il n’y a pas d’habitudes spatiales à bouleverser, nous restons figés, rendus témoins passifs d’un échange qui ne trouble alors que la psychologie des individus.


Si la parole est emplie de doutes, c’est parce que les sujets sur lesquels elle se base pour se répandre sont complexes. Cette complexité est due à la diversification des conceptions d’amour et de non-amour qui vont justifier le déroulement du film. Mais si le long-métrage se contentait de cette simple illustration de complexité instauratrice de doutes, ce serait au mieux un film cynique, au pire nihiliste, dans tous les cas un film inerte, engourdi dans son pessimisme et, en définitive, simpliste et inutile. Certes, la première partie de Trois Amies implante le doute et la complexité comme fil directeur, mais la seconde va se donner pour mission de dénouer ce fil, d’alléger le doute. Ajouter de la légèreté dans des conversations remplies de questionnements lourds n’est pas tâche facile car cela peut vite tourner à la naïveté qui déstructurerait tous les concepts que le film a introduits au début. Ici, l’allègement du doute ne s’apparente pas à une décomplexification de la situation mais à une prise de recul de celle-ci afin de mieux l’analyser. Le film tisse des nœuds qui bloquent le progrès de l’action, puis il s’applique à les délier pour illustrer la conception de l’Amour qu’il défend. Ces nœuds sont créés par les individus, par la dramatisation qu’ils font de leur situation ainsi que par la sur-interprétation des rôles qu’ils ont joués dedans. Et, paradoxalement, c’est la parole qui va venir dénouer tout cela. Elle intervient alors avec douceur : c’est en parlant et en s’ouvrant à l’Autre que nous pouvons avancer, prendre du recul sur nous et sur ce qui nous entoure. Ce qui fait la beauté du film de Mouret c’est cette double-conception de la parole : si elle illustre la mise à mal des habitudes et peut faire surgir la discorde, elle permet également de mettre en lumière la création d’un autre quotidien, qui sera peut-être mieux que le précédent. En définitive, ce que Mouret nous montre avec Trois Amies, c’est l’ouverture du monde, qui ne présente pas qu’une seule réponse à une fatalité relationnelle, mais une multitude de solutions qu’il faut découvrir, notamment grâce à la parole.

Par Aristão de Souza Barrozo


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